Communication de l’URC Alsace lors de la réunion publique « Aide à mourir : une société validiste qui trie ses vies » – Strasbourg, 18 octobre 2025
Notre système économique traverse une période de crise profonde. Les grandes entreprises et les détenteurs de capitaux font face à une baisse de leurs profits et à une perte d’influence sur la scène internationale. Pendant des décennies, les pays occidentaux, et particulièrement la France, ont maintenu une domination économique sur de nombreuses régions du monde, notamment en Afrique. Aujourd’hui, cette domination est contestée par l’émergence de nouvelles puissances économiques comme les BRICS.
Deux réponses face à la crise : militarisation et austérité
Face à cette contestation de leur hégémonie, les gouvernements occidentaux ont adopté deux stratégies majeures.
La première consiste à renforcer massivement leurs capacités militaires. La guerre, dont on a cru pendant des décennies s’être débarrassés en Europe, est désormais une solution concrète envisagée par les élites économiques pour conserver ou rétablir leur contrôle à l’échelle mondiale. Les budgets de défense explosent : l’OTAN et l’Union européenne visent désormais 5% du PIB consacré à l’armement, contre 2% actuellement. Concrètement pour la France, cela signifierait passer de 50 milliards d’euros par an en 2025 à environ 150 milliards d’euros à terme. Cet argent massif est directement prélevé sur les budgets sociaux.
La seconde solution adoptée consiste à faire payer la crise aux travailleurs et travailleuses à travers la privatisation des services publics, la baisse des salaires réels et les réductions drastiques des dépenses sociales. Ces dernières années, nous avons assisté à une succession de réformes qui vont toutes dans le même sens : loi travail, réforme du chômage, réforme des retraites.
La fascisation comme réponse à la contestation sociale
On ne peut pas indéfiniment demander à la population de se serrer la ceinture pendant que les profits des grandes entreprises sont préservés. Même avec le contrôle des médias et le discours qui promet à chacun de « s’en sortir par le travail », il arrive un moment où plus personne n’y croit. C’est à ce moment-là qu’intervient un glissement dangereux : lorsque les politiques économiques ne peuvent plus être acceptées par la simple persuasion, d’autres moyens sont employés pour les imposer.
Nous assistons à une fascisation progressive de notre société qui se manifeste par la montée des discours racistes et xénophobes, le retour d’une rhétorique belliciste, la stigmatisation croissante des pauvres et des précaires, ainsi que la répression de plus en plus violente des mouvements sociaux.
Ces éléments ne sont pas des accidents. Ils servent à faire accepter l’abandon de celles et ceux jugés « improductifs » économiquement. Ils permettent de renforcer l’exploitation des personnes les plus marginalisées de la classe travailleuse : les travailleurs sans-papiers, les personnes handicapées employées dans des structures spécialisées, et tous ceux dont les droits sont plus facilement bafoués. Ils servent aussi à détourner la colère sociale vers des boucs émissaires plutôt que vers les véritables responsables de la dégradation de nos conditions de vie, et à imposer par la force et la peur ce qui ne peut plus être accepté par le consentement.
Le retour des logiques eugénistes
Cette fascisation s’accompagne d’un phénomène tout aussi inquiétant : le retour de logiques eugénistes. L’eugénisme est une idéologie qui considère que certaines vies humaines valent moins que d’autres. Cette doctrine permet de justifier l’abandon, voire l’élimination, des personnes jugées « improductives » ou coûteuses pour la société.
L’eugénisme d’État : les précédents historiques
L’histoire nous a déjà montré où mène cette logique. En Allemagne nazie, l’opération T4 (1939-1941) a assassiné entre 70 000 et 300 000 personnes handicapées. En France sous Vichy, 40 000 personnes internées dans les hôpitaux psychiatriques sont mortes de faim, volontairement laissées sans soins.
Comment en est-on arrivé là ? Le terrain avait été préparé bien avant l’arrivée des nazis au pouvoir. Dès la fin du XIXe siècle, des théoriciens développent l’idée de « vies indignes d’être vécues ». Dans les années 1920-1930, la crise économique et les politiques d’austérité rendent ces discours plus audibles : on commence à calculer le « coût » des malades, à les présenter comme un « fardeau » pour la société.
Le régime nazi a d’abord lancé des campagnes de propagande pour faire accepter ces idées à travers des affiches, des films et des manuels scolaires montrant le prétendu coût des personnes malades et handicapées. Puis sont venues la stérilisation forcée touchant 400 000 personnes, et enfin les programmes d’extermination déguisés en « mort miséricordieuse ».
Ces idées n’ont pas disparu avec la défaite du nazisme. Elles continuent d’influencer les discours de l’extrême droite aujourd’hui, qui prône le développement des institutions ségrégatives et la restriction des droits des personnes handicapées.
L’eugénisme libéral : une menace actuelle
Mais il ne faut pas croire que le danger vient uniquement de l’extrême droite. Il existe aussi un eugénisme libéral, plus insidieux, qui ne dit pas son nom.
La pandémie Covid : un révélateur brutal
La crise sanitaire de 2020 a révélé de manière choquante la présence de logiques eugénistes dans notre société. Des critères de tri ont été appliqués pour décider qui aurait accès aux soins intensifs. Le handicap est devenu un motif de refus : le SAMU refusait de transporter certaines personnes handicapées vers l’hôpital, les hôpitaux utilisaient des « échelles de fragilité » pour justifier le refus d’admission en réanimation, et un document interne de l’hôpital de Perpignan parlait explicitement de morts « acceptables » concernant les personnes âgées ou handicapées.
Ces personnes ne sont pas mortes de leurs pathologies, mais parce qu’on a décidé que leur vie valait moins la peine d’être sauvée. Cette sélection était justifiée par la pénurie de lits, résultat direct de décennies de destruction du service public hospitalier.
Le gouvernement a alors utilisé une rhétorique guerrière (« nous sommes en guerre contre le virus ») pour faire accepter ces morts comme un « effort de guerre », un sacrifice nécessaire. Cela permettait de déresponsabiliser l’État et de masquer le fait que ces décès auraient pu être évités avec un système de santé fonctionnel.
L’abandon organisé aujourd’hui
Depuis 2020, rien ne s’est amélioré. Au contraire, l’abandon des personnes malades et handicapées s’est aggravé.
Sur la santé, le projet de loi de financement de la Sécurité Sociale présenté par Lecornu le 14 octobre prévoit plus de 7 milliards d’euros d’économies, avec notamment la limitation de la durée des arrêts de travail, le doublement du reste à charge pour les patients (médicaments, consultations, examens) et la restriction de l’accès aux arrêts maladie.
Sur le logement, la loi ELAN de 2018 a réduit à 20% (contre 100% auparavant) la proportion de logements neufs devant être accessibles dès la construction.
Sur l’éducation, en Alsace, cette rentrée est marquée par la mobilisation de familles dont les enfants handicapés sont privés d’accompagnement ou de transport scolaire adapté.
Sur les aides sociales, les allocations sont gelées et les contrôles se multiplient au nom de la « lutte contre la fraude ».
Les personnes malades et handicapées, déjà plus touchées par la pauvreté que le reste de la population, sont frappées de plein fouet par les politiques d’austérité.
La loi « Aide à mourir » : un danger concret
Dans ce contexte d’abandon généralisé, le gouvernement fait passer une loi légalisant l’euthanasie (sans la nommer ainsi). Les personnes handicapées sont explicitement incluses dans les critères d’éligibilité.
Or le contexte dans lequel cette loi est mise en place est alarmant. On accorde le droit de mourir tout en détruisant les alternatives de soins. On refuse l’accès aux soins palliatifs de qualité, réservés aux cliniques privées inaccessibles pour beaucoup. On maintient 300 000 personnes dans des institutions ségrégatives et maltraitantes, que l’ONU demande de fermer, et ces mêmes institutions pourront pratiquer l’euthanasie selon le projet de loi.
Comment l’eugénisme s’imposera mécaniquement
Dans un système qui a déjà prouvé sa capacité à appliquer des critères de tri pendant le Covid, dans un contexte de précarisation croissante des malades, la dérive eugéniste se fera naturellement par plusieurs mécanismes.
Par la pression économique d’abord, quand on ne peut plus payer ses soins, ses médicaments, son logement accessible. Par la pression sociale ensuite, l’idée que « on préférerait mourir plutôt que d’être à charge » étant déjà ancrée dans les mentalités. Par l’absence d’alternatives viables enfin : si on ne garantit pas l’autonomie, les droits, les soins, comment peut-on parler de « libre choix » ?
Comme le rappelait en 2020 la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées : même sans programme eugénique étatique explicite, l’effet cumulé de nombreux choix individuels dans un contexte de discrimination peut produire des résultats eugéniques.
Pourquoi il est crucial de poser ces questions
Nous ne disons pas que l’histoire va se répéter à l’identique. Mais l’histoire nous enseigne que le capitalisme en crise a recours à l’eugénisme. C’est la conséquence naturelle, assumée ou non, de l’austérité dans les domaines de la santé et des aides sociales.
Nous devons interroger le projet de société défendu par ceux qui nous gouvernent : quel sens y a-t-il à accorder le droit de mourir tout en refusant le droit de vivre dignement ?
L’aggravation de ces politiques eugénistes est prévisible. Elle est devant nous. Il est de notre responsabilité de la nommer et de nous y opposer.
