Bruno Drweski
À Yekaterinburg, la ville phare du eltsinisme, trois juges du tribunal militaire central ont condamné cinq membres du cercle marxiste d’Oufa à des peines allant de 16 à 22 ans de prison pour « terrorisme » et « préparation du renversement violent du pouvoir ».
Ce cercle avait été fondé en 2016 par un médecin qui a été condamné à côté de deux anciens insurgés communistes de la « République populaire de Donietsk » opposée au coup d’état du Maïdan de 2014, d’un retraité et d’un ancien député de la république autonome du Bachkortostan.
Dans une autre région de Russie, trois autres marxistes avaient été également été condamnés peu auparavant. Si nous établissons un calcul entre la proportion des prisonniers politiques en Russie par rapport à la population totale, ce jugement rend la Russie bien moins répressive en comparaison de nombre de pays occidentaux, à commencer par l’Allemagne et le Royaume-Uni, mais il n’en reste pas moins que cette répression visant des cercles d’études marxistes indépendants constitue un signal qui provoque une inquiétude réelle dans les milieux progressistes de Russie et à l’étranger, même si nous savons que le pays est en conflit avec les puissances de l’OTAN, ce qui crée des mécanismes de logique de guerre contre toute dissidence trop visible.
À Oufa en particulier, le tribunal vient de condamner des opposants à la guerre favorables à l’Ukraine et on peut poser la question si la répression visant les formateurs marxistes de la part des partisans locaux du néolibéralisme ne vise pas à « équilibrer » les répressions.
On constate par ailleurs que le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) n’a pas pris position sur ce jugement et qu’il reste à l’abri des répressions, entre autre parce que le pouvoir doit tenir compte de son implantation sur le terrain. Mais le KPRF doit aussi tenir compte du fait qu’il doit respecter des règles et des limites non écrites pour être accepté comme une opposition “responsable”.
Aux yeux du pouvoir, le KPRF doit être capable de canaliser le mécontentement de la fraction de la population russe qui reste choquée par les inégalités existant dans le pays et par le fait que beaucoup de “riches oligarques” souvent considérés par la population comme corrompus n’ont pas été inquiétés par les autorités. Il faut aussi rappeler que la Russie est dans une logique de guerre qui aurait dû permettre aux yeux de la population de mettre au pas une grande partie des profiteurs des privatisations mafieuses des années 1990, ce qui n’a été que très rarement le cas.
Les juges qui ont prononcé ces peines contre les militants du cercle d’étude marxiste les ont accusés de prôner le renversement violent de l’ordre constitutionnel. Ils se sont entre autre appuyés pour cela sur l’ouvrage de Lénine étudié lors des formations de ce cercle, « l’Etat et la révolution », qui a été décrit par le juge comme un ouvrage prônant la violence et le renversement du pouvoir légal.
Ce cercle marxiste d’Oufa fonctionne depuis six ans avec des réunions hebdomadaires dans les locaux du musée Staline. On y étudiait, comme dans tous les cercles de formation marxiste, les textes théoriques et les analyses de Marx, Engels, Lénine, l’histoire du mouvement révolutionnaire russe et international, la philosophie et l’économie politique. Ses enregistrements étaient disponibles sur YouTube et le réseau russe VKontakte.
Des centaines de personnes d’âges et d’opinions très diverses ont fréquenté ce cercle, des retraités comme des jeunes, des communistes mais aussi des anarchistes. On peut poser la question pourquoi ce n’est que maintenant que les autorités de la région ont considéré que ses activités visaient à créer un “groupe terroriste” voulant instaurer « un pouvoir soviétique ».
On peut donc constater que rien n’a sur ce point vraiment changé depuis 1991 et que le marxisme non seulement en acte, mais comme outil d’analyse de la société et de l’Etat, continue à poser problème dans une Russie capitaliste en guerre où les équilibres restent instables entre une bourgeoisie compradore tentée par un compromis avec les puissances impérialistes occidentales et une bourgeoisie nationale, opportuniste par principe, et décidée à contrôler le marché national face à l’impérialisme mondialisé, tout en ne laissant pas la possibilité d’envisager que les moyens de production puisse tomber aux mains des travailleurs.
Le marxisme fait bien évidemment peur aux nouvelles classes possédantes russes, toutes orientations confondues, car elles savent que le peuple russe n’a pas oublié sa glorieuse révolution.
L’équilibre du pouvoir en Russie reste donc par la force des choses fragile, ce qui explique pourquoi les tendances répressives cohabitent avec des freins que d’autres fonctionnaires opposent parfois à ces tendances. A cela se rajoute le fait que, à la différence des partisans d’un rapprochement pro-occidental, les marxistes se situent dans la mouvance de la lutte anti-impérialiste de l’ère soviétique, et que le gouvernement russe accueille des étudiants étrangers, emploie des journalistes ouvertement anticolonialistes et parfois marxiste et utilise à destination de l’étranger, en particulier des pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, un discours rappelant souvent l’anti-impérialisme de la période soviétique et la nostalgie pour cette puissance qui a favorisé la décolonisation.
En tant que communistes français, nous ne pouvons que déplorer le sort de militants réprimés pour leurs idées, tout en étant conscient que nous ne devons pas hurler avec les loups, qu’ils soient de tendances droitières ou gauchistes, car ils veulent voir dans la Russie un Etat impérialiste identique à tous les autres Etats capitalistes.
Nous nous devons d’analyser la complexité des rapports de classe en Russie et bien y distinguer les forces qui portent le progrès de celles qui prônent la régression. Si les répressions qui visent des militants révolutionnaires éveillent en nous de la colère et de la tristesse, nous ne pouvons pas pour autant oublier que notre tâche est de combattre avant tout notre propre impérialisme qui porte une lourde responsabilité non seulement dans la guerre actuelle qui oppose la Russie aux puissances de l’OTAN sur le territoire ukrainien, mais aussi dans l’installation en Russie d’un système politique et social qui s’est bâti, en particulier en 1993 et avec l’appui actif des puissances occidentales, sur le sang du peuple russe qui défendait alors son parlement démocratiquement élu contre un pouvoir présidentialiste ressemblant fort au système de « monarchie républicaine » de pouvoir personnel de la 5e République française et que nous combattons.
La Russie doit pouvoir s’émanciper de ce qu’on lui a imposé à partir de la fin des années 1980, et ce processus ne peut être que contradictoire dans la mesure où, de la base de la société jusqu’à son sommet, les contradictions de classe opèrent derrière ce que les médias occidentaux aimeraient présenter comme une dictature monolithique, ce qui n’est pas le cas.

