
L’arrivée de Donald Trump au pouvoir est l’objet de nombreux commentaires politiques et/ou médiatiques. Les pseudoexperts et nombreux dirigeants politiques français et européens ne savent plus où donner de la tête.
Cette brochure, co-éditée avec le Cercle Manouchian, vise à comprendre les mutations rapides et inédites des rapports de force mondiaux, la fascisation et la militarisation.
- Un changement inédit du monde et de ses rapports de forces
- 1. Les effets catastrophiques durables de la chute de l’URSS
- 2. La crise du système impérialiste mondial et de sa puissance hégémonique parasitaire
- 3. La montée d’un monde multipolaire anti-hégémonique
- 4. La signification économique et politique de la (re)venue au pouvoir de Trump
- Conclusion
Un changement inédit du monde et de ses rapports de forces
L’arrivée de Donald Trump au pouvoir est l’objet de nombreux commentaires politiques et / ou médiatiques. Les pseudo-experts et nombreux dirigeants politiques français et européens ne savent plus où donner de la tête. La panique est perceptible pour nombre d’entre eux, à commencer par Emmanuel Macron. Les discours cacophoniques des dirigeants européens comme les professions de foi guerrières de certains d’entre eux sont révélateurs du nouveau chapitre qui s’ouvre dans l’histoire avec un niveau de crise inédit du système impérialiste mondial et de sa puissance hégémonique, les États-Unis.
L’élection de Donald Trump est la réaction brutale du capital états-unien à cette crise. Il s’agit d’une stratégie de réponse à un processus de multipolarisation du monde désormais irréversible. Seule une guerre contre la Chine peut désormais stopper le déclin états-unien. Bien entendu, les cibles visées sont le premier moteur de cette multipolarité ascendante : la Chine, l’Inde et les états qui font le choix de s’émanciper de la tutelle occidentale.
Les peuples du monde n’ont rien à gagner à cette logique de guerre, qui entraîne, pour financer l’effort d’armement qu’elle suppose, une baisse immédiate et catastrophique de leurs conditions matérielles d’existence. Le combat pour la paix est donc une tâche urgente et révolutionnaire. Seuls les peuples ont aujourd’hui la capacité de mettre en échec cette marche à la guerre.
1. Les effets catastrophiques durables de la chute de l’URSS
La destruction de l’URSS a été sablée au champagne par les classes dominantes de l’ensemble de la planète. Leurs idéologues clamaient avec l’états-unien Fukuyama « la fin de l’histoire », la fin de ladite « Guerre froide » signifiant selon eux la victoire définitive du capitalisme et de la « démocratie ». La joie du capital est alors à la hauteur de la peur éprouvée en 1917 après l’instauration du premier État ouvrier. Après la brève et sanglante expérience de la Commune de Paris, l’instauration de l’État soviétique a aussitôt eu un impact international.
A) La dimension internationale de la révolution d’Octobre
Le mot d’ordre de « paix sans annexion » des bolchéviks a condamné aux yeux des travailleurs et des peuples du monde entier les politiques de guerre de toutes les puissances impérialistes. Dès 1920, les dirigeants soviétiques appliquent le droit à l’autodétermination, avec les indépendances de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie et, dès 1918, de la Pologne. C’est ainsi, par la pratique concrète, qu’est démasqué le colonialisme des principaux pays capitalistes. La dénonciation et la publication des accords secrets internationaux signés par le Tsar dévoilent, aux yeux de tous, les pratiques de briganderie de ces pays.
La transformation (en quelques décennies) de la Russie féodale en une grande puissance agricole et industrielle démontre la supériorité du socialisme. Les progrès des conditions matérielles d’existence et des droits des travailleurs soviétiques renforcent cette démonstration.
Les effets politiques de ces ruptures révolutionnaires ne se font pas attendre. Les mouvements de libération nationale dans les colonies des puissances européennes accélèrent leur structuration. Ils disposent désormais avec l’URSS d’un allié important pour mener leurs combats émancipateurs. Au congrès de Bakou, en septembre 1920, les bolchéviks appellent à un front anti-impérialiste entre les prolétariats des pays capitalistes, l’URSS et les peuples colonisés. La devise historique de Karl Marx, « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », est adaptée au nouvel âge du capitalisme qu’est l’impérialisme. Elle devient : « Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés du monde entier, unissez-vous ». De nombreux partis communistes se constituent dans le monde, dont le Parti Communiste chinois en 1921.
Dans les pays capitalistes, les classes bourgeoises sont contraintes de tenir compte des progrès sociaux dont bénéficient les travailleurs soviétiques. Pour éviter que l’Union soviétique ne devienne « l’exemple à suivre », elles sont contraintes de faire des concessions au mouvement ouvrier. Les luttes de ce mouvement sont, en outre, renforcées par l’exemple concret d’une autre société possible, sans capitalistes et sans profits. L’impérialisme, tout en gardant son unique logique du profit maximum, est contraint de quitter sa « forme pure ».
Le keynésianisme1 au niveau économique et le réformisme socialiste deviennent rapidement les deux appuis de cette « adaptation » capitaliste.
Dès 1918, et pendant plus de deux ans, ce sont dix armées des « pays démocratiques » qui mènent la guerre contre la révolution bolchévique, dans un but résumé comme suit par le français Clémenceau en octobre 1918 :
« Les Alliés doivent provoquer la chute des soviets […] par l’encerclement du bolchevisme, la constitution d’un “cordon sanitaire” qui [isolera l’URSS] et la condamnera à périr d’inanition. »2
La révolution bolchévique puis la construction de l’URSS ont ainsi des effets au niveau mondial. Elles affaiblissent les classes bourgeoises du monde et renforcent les prolétariats et peuples dominés sur l’ensemble du globe.
B) La dimension internationale de la chute de l’URSS
Pendant 74 ans, les puissances impérialistes sont contraintes de tenir compte de l’existence du contre-poids à leurs stratégies et du point d’appui aux luttes ouvrières et aux luttes de libération nationale que constitue l’URSS.
Dans l’entre-deux guerres, la « politique d’apaisement » avec Hitler que mènent ces mêmes « puissances démocratiques » vise à l’encourager à déclencher une guerre contre l’Union soviétique. Après 1945, ladite « Guerre froide » n’est rien d’autre qu’une reprise de la logique de « cordon sanitaire » évoquée par Clémenceau.
Malgré cela, le mouvement en faveur de la décolonisation et des indépendances marque des points comme l’illustrent la victoire du peuple Algérien en 1962 et celle de l’ensemble de l’Afrique francophone au début de la décennie soixante. En 1955, c’est la Conférence de Bandung, l’émergence du mouvement des Non Alignés et l’exigence d’un Nouvel Ordre Economique International. D’autres victoires politiques et militaires sont remportées avec le soutien du camp socialiste au Vietnam et dans les colonies portugaises d’Afrique, pendant que plusieurs dictatures chutent au Portugal, en Grèce, etc. Le cycle de ces victoires populaires se clôt avec la fin du système d’apartheid en Afrique du Sud marquée par la libération de Nelson Mandela.
De 1979 à 1989, le soutien occidental aux « rebelles afghans » cherche à provoquer un enlisement de l’armée soviétique et à contraindre l’URSS à un effort de guerre permanent au détriment de son économie et des besoins de ses peuples.
Les évolutions internes de l’Union soviétique ne changent rien à ce schéma général d’agression permanente. Les réformes capitalistes de Khrouchtchev ou de Gorbatchev ne modifient pas cette politique de pression permanente. L’objectif n’est en effet pas seulement de faire disparaître l’URSS, mais aussi de la balkaniser le plus possible afin d’éviter tout retour possible à l’expérience soviétique. La pression sur plusieurs pays socialistes et les manœuvres de déstabilisation se poursuivent, y compris de manière violente, avec le renforcement du blocus contre Cuba.
La chute de l’URSS crée une situation inédite dans l’histoire du capitalisme et de l’impérialisme. Pour la première fois, une puissance hégémonique mondiale se retrouve sans aucun contre-poids. Les débuts de l’impérialisme sont en effet caractérisés par l’hégémonie de la puissance anglaise, contrebalancée toutefois par d’autres puissances impérialistes, en particulier la France. Le déploiement des États-Unis comme puissance impérialiste après la Seconde Guerre mondiale se manifeste par une tendance à la « vassalisation »3 des autres puissances impérialistes face au « danger soviétique ». Cette puissance hégémonique est cependant contrainte à prendre en compte le contre-poids que constitue l’Union soviétique, renforcé par la création d’un camp socialiste en 1945 et par la révolution chinoise.
Au moment de la chute de l’URSS, il est crucial pour les États-Unis de faire perdurer sur la longue période cette situation inédite dans l’histoire. Des stratégies visant à redessiner la carte du monde sont donc mises en place. Le système international des Nations Unies est systématiquement instrumentalisé, marginalisé et contraint à l’impuissance. Il s’agit ni plus ni moins que de faire éclater tous les États-nations susceptibles de s’opposer à l’hégémonie états-unienne. S’ensuivront plus de deux décennies de contre-révolutions mondiales principalement caractérisées par la multiplication des guerres de balkanisation : Yougoslavie, Somalie, Irak, Syrie, Soudan, Libye, etc. En parallèle, cette contre-révolution se traduit dans les pays impérialistes par les politiques dites « néolibérales » c’est-à-dire par la remise en cause progressive de tous les conquis du XXème siècle.
Concrètement, la chute de l’URSS a enclenché une longue séquence de contre-révolutions mondiales, de guerres de balkanisation, de hausse des dépenses d’armements et de politiques de paupérisation des peuples et des classes ouvrières dans les néo-colonies comme dans les pays impérialistes.
2. La crise du système impérialiste mondial et de sa puissance hégémonique parasitaire
Le capitalisme est indissociable de la concurrence entre capitaux. C’est cette loi qui suscite et les crises et leur issue : la concentration des capitaux aboutit à des entreprises de plus en plus grandes qui deviennent à un certain niveau des monopoles, ce qui transforme le capitalisme en capitalisme de monopole ou impérialisme. Tout comme les alliances de la bourgeoisie au sein d’un même pays, les alliances entre puissances capitalistes sont des alliances entre brigands. Loin d’être « égalitaires », ces alliances conjuguent défense des intérêts communs (contre les travailleurs, contre les pays socialistes, etc.), domination par les monopoles les plus puissants au niveau national et domination par la puissance impérialiste hégémonique du moment au niveau mondial. Ces alliances sont en outre toujours provisoires, les vassaux tentant dès qu’ils le peuvent de s’imposer comme nouvelle puissance hégémonique. C’est bien pour cela que capitalisme et guerres sont indissociables.
A) Guerres mondiales et changement d’impérialisme hégémonique
La Première Guerre mondiale sonne le glas de l’hégémonie britannique au sein du système impérialiste mondial. Après celle-ci ce sont les États-Unis, qui ne sont entrés en guerre qu’en 1917, qui occupent cette place. Commerçant jusqu’en 1917 avec les deux pays belligérants, l’économie états-unienne exporte à tour de bras de l’énergie, des matières premières et des produits industriels et alimentaires. Comptant en 1913 pour 10 % des importations françaises, les États-Unis atteignent les 30 % en 19164. En outre, débiteurs de l’Europe avant la guerre, ils en deviennent les créanciers. Les banques états-uniennes prêtent ainsi plus 12,3 milliards de dollars aux pays de l’Entente au cours de ce conflit. De premier emprunteur au monde avant la guerre, les États-Unis deviennent le premier prêteur.
Le scénario se reproduit au cours de la Seconde Guerre mondiale où les puissances impérialistes européennes sortent ravagées. Elles se tournent alors vers le « banquier » états-unien. Sans surprise, Washington impose sa suprématie lors des accords de Bretton Wood, signés par 44 pays en juillet 1944, à l’exception notable de l’URSS. Alors que la Grande-Bretagne propose la création d’une monnaie internationale commune (le Bancor), les États-Unis utilisent leur position de principal créancier pour imposer le dollar comme monnaie internationale. Si l’or demeure le fondement de l’ordre monétaire international, les États-Unis s’engageant à la convertibilité du dollar en or, cette monnaie apporte de nombreux avantages à l’économie états-unienne. Seule l’Union soviétique refuse — jusqu’à l’arrivée de Khrouchtchev et de ses « réformes » économiques — et continue ses échanges bilatéraux en troc, en « clearing » ou en or5.
Le privilège états-unien instauré par Bretton Wood est exorbitant. Un exportateur états-unien est payé dans sa monnaie, alors que ses concurrents étrangers doivent acquitter des coûts de conversion. De plus, les banques états-uniennes n’ont pas besoin de se couvrir contre le changement de valeur des monnaies, contrairement aux autres banques qui reçoivent des dépôts en dollars. En outre, les États-Unis peuvent faire marcher à volonté leur machine à billets, ce qui leur permet de s’endetter à l’infini et de consommer plus qu’ils ne produisent. Cette logique rentière et parasitaire n’est limitée que par l’obligation de convertibilité du dollar en or.
Mais cette dernière obligation régulatrice qui vole en éclat par avec la décision unilatérale de Nixon en août 1971 de supprimer l’indexation du dollar sur l’or. Les dépenses énormes pour financer la guerre du Vietnam, le fait que les États-Unis importaient et dépensaient beaucoup plus qu’ils n’exportaient, faisant ainsi bondir leurs déficits, fait en effet émerger une véritable ruée vers l’or états-unien6. De plus en plus d’acteurs économiques et d’États convertissent leurs dollars en or, faisant fondre les réserves en or états-uniennes7. La fin de l’indexation du dollar sur l’or est lourde de conséquences. Désormais, la seule façon d’utiliser les surplus de dollars détenus à l’étranger est d’acheter des bons du trésor états-uniens. Concrètement, cela signifie que les États-Unis pouvaient en même temps dépenser plus pour leurs services sociaux, faire la guerre du Vietnam et consommer davantage. Une véritable rente, un véritable coup d’État financier. Cette suppression de l’indexation, initialement présentée comme « temporaire », devint définitive. Depuis, le déficit extérieur états-unien est financé par les autres États.
Cependant, Le caractère parasitaire de l’économie états-unienne est tel que ce premier coup d’État financier ne suffit pas. En témoigne la baisse constante du taux de profit moyen aux États-Unis pendant toute la décennie 70.
Dressant le tableau des connaissances sur l’évolution de la « rentabilité du capital » aux États-Unis depuis 1945, un groupe d’économistes résume comme suit : « tendance à la baisse de 1945 jusqu’en 1960 environ ; rétablissement vigoureux quoique non intégral jusqu’en 1965 ; puis chute vertigineuse jusqu’en 1970 ; et enfin fluctuation à la baisse jusqu’aux années actuelles [1984]. »8 La réponse états-unienne fut tout simplement un second coup d’État financier sous la forme d’une accélération brutale du relèvement du taux d’intérêt directeur9 au jour le jour. Cette mesure visait à contrecarrer la baisse du taux de profit constante depuis une décennie.
B) Le caractère parasitaire de l’Impérialisme hégémonique états-unien
Ces deux coups d’État financiers dévoilent bien caractère parasitaire de l’économie états-unienne. Les coûts faramineux des guerres de Corée et du Vietnam — et plus largement de la course aux armements de la « guerre froide » pour plomber économiquement l’URSS en lui imposant des dépenses de défense faramineuses — ont conduit à une hausse importante du capital fictif au détriment du capital industriel, se traduisant par une dissémination à grande échelle « d’eurodollars »10, de « pétrodollars »11 et autres dollars détenus par des États étrangers. C’est cette montée en puissance du capital financier qui explique la baisse de rentabilité du capital états-unien. La haute finance spéculatrice impose son diktat dès le début des années 1970 pour contrecarrer cette baisse, au détriment des autres économies de la planète et des revenus du travail.
L’École de Chicago (Milton Friedman, Friedrich Hajek, Karl Popper) théorisera les intérêts de ce capital financier à partir d’une expérimentation immédiate dans le Chili de Pinochet (privatisation et dérégulation généralisée, destruction du système de retraite et de santé, baisse drastique des salaires, fin de toute protection douanière, etc.). Cette logique s’étendra ensuite à l’ensemble de la planète, sous le nom de « mondialisation ». Les plans d’ajustement structurel du FMI furent un des vecteurs essentiels de cette extension, en conditionnant les prêts aux États à des « réformes de structure », c’est-à-dire à l’application des recettes expérimentées au Chili. Pour le plus grand bien du capital financier.
La disparition de l’URSS (et avec elle la fin du COMECON12 et des multiples accords bilatéraux avec des pays en développement) supprime toute entrave à la logique de l’École de Chicago. Ces trois facteurs (prédominance du capital financier aux États-Unis, plans d’ajustement structurel du FMI et disparition de l’URSS) modifient totalement le rapport de force planétaire entre le capital et le travail.
Tous les conquis obtenus grâce à l’existence de pays socialistes, des mouvements de libération nationale et des luttes ouvrières sont remis en cause. Au niveau mondial, cela permet de maintenir la suprématie du dollar et de la rente mondiale qui l’accompagne, ainsi qu’une libéralisation totale des échanges, en dépit de la baisse de compétitivité de l’économie états-unienne.
Au niveau national, on assiste à un transfert des revenus du travail vers le capital par les privatisations, la casse des services publics, l’austérité et la baisse des salaires réels. En bref, c’est le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail qui est affecté, avec une baisse drastique de la part des travailleurs.
Mais comme le soulignait déjà Marx, les solutions à court terme pour relever le taux de profit se heurtent inévitablement aux contradictions du capitalisme. La baisse drastique mondiale des revenus du travail rend impossible l’écoulement de la production. L’encouragement au crédit peut faire reculer l’échéance de cette crise, mais ne la fait pas disparaître. La crise des subprimes en 2008 est venue le rappeler. Les subprimes désignent les prêts immobiliers accordés aux citoyens états-uniens disposant de faibles revenus. Ces crédits bon marché ont conduit à une hausse de la demande de logements, ce qui a suscité une hausse de leurs coûts. Les défauts de paiements se sont multipliés. C’est ce qu’on appelle l’éclatement de la bulle spéculative, qui a entraîné la faillite des banques propriétaires des créances. De nouveau, c’est l’argent public qui a été utilisé par centaines de milliards pour sauver les profits du capital financier.
La structure parasitaire de l’économie états-unienne s’appuie sur une domination totale du capital financier. Ce dernier peut maintenir ses profits faramineux par un dollar surévalué par rapport aux capacités de production du pays, permettant une consommation états-unienne de beaucoup supérieure à ce que produit le pays, et un déficit énorme à la fois du commerce extérieur et du budget de l’État. Seul le recours à un endettement sans limite, autorisé par la dictature du dollar, rend possible un tel scandale.
3. La montée d’un monde multipolaire anti-hégémonique
Parvenus au sommet de leur puissance — avec une suprématie militaire, une dictature du dollar, une vassalisation momentanée des autres puissances impérialistes, la fin de tout contrepoids significatif, la pratique de guerres de balkanisation à répétition, l’usage de sanctions contre les pays récalcitrants, etc. — les États-Unis vont cependant être confrontés à une montée progressive des résistances. Cette accumulation quantitative des résistances tend à se transformer en changement qualitatif, c’est-à-dire en remise en cause ouverte de l’hégémonisme états-unien.
A) D’un changement quantitatif qui s’accumule depuis 2001 …
Sans concertation entre elles, des remises en cause de l’hégémonie états-unienne se déploient dès la fin de la décennie 90 en Asie, en Afrique et en Amérique Latine. Dans l’environnement immédiat des États-Unis, ces résistances prennent au cours des années 2000 le nom de Chavez, de Morales, d’Ortega, etc. Elles convergent avec la résistance déjà ancienne de Fidel Castro. La mise en place de l’ALBA13 en 2004 est ainsi une réponse anti-hégémonique au projet de mise en place d’une vaste « zone de libre-échange économique des Amériques » portée par Washington. Le programme Petro Caribe — qui a fait accéder au pétrole Vénézuélien 13 pays (aujourd’hui 18) à des conditions plus avantageuses que celles du marché mondial — est lui aussi une réponse à Washington et à ses politiques de chantage et de pression. L’opposition à l’hégémonie états-unienne a également pris la forme d’une diversification des partenaires économiques. Pour desserrer l’étau états-unien, les échanges économiques se sont développés avec l’Union européenne, le Japon, la Chine, etc.
Une « fiche d’information » de la Commission européenne » datée de mai 2008 expose comme suit le développement de ces échanges :
« L’Union européenne est le deuxième partenaire économique de la région Amérique latine / Caraïbes. La valeur des échanges bilatéraux s’élève à quelque 160 milliards d’euros par an. En 2007, environ 14 % des exportations latino-américaines étaient destinées à l’UE. Celle-ci est un marché encore plus important pour les États caribéens, puisqu’elle a reçu 19 % de leurs exportations. Ces chiffres sont en constante augmentation. Même si la proximité géographique fait des États-Unis un marché d’exportation naturel pour la région, la plupart des pays latino-américains se sont efforcés de diversifier leurs économies pour se soustraire à la dépendance vis-à-vis du marché américain en cherchant de nouveaux débouchés en Europe et en renforçant leurs échanges mutuels grâce à des processus d’intégration régionale. »14
Concernant l’Afrique, la situation se caractérise historiquement par une faible présence économique états-unienne et une espèce de « chasse gardée » européenne, en particulier française. Cependant, les découvertes d’énormes ressources pétrolières et gazières dans de nombreux pays du continent ainsi que l’enjeu des minerais stratégiques et des terres rares ont suscité le volontarisme états-unien pour renforcer sa présence économique. Volontarisme largement favorisé par l’affaiblissement sur le continent africain de l’Union européenne et de la France en particulier, contraintes d’abandonner cette « chasse gardée ». Les coups d’État patriotiques en Afrique de l’Ouest ne sont que la partie visible de ce recul européen. Cependant, la prise en compte de quelques données permet de constater que le recul européen n’a pas bénéficié à Washington mais aux puissances émergentes, et en particulier à la Chine, dont les nouvelles routes de la soie constituent des réalisations concrètes « gagnant-gagnant » et un exemple de coopération.
Ainsi en 2022, l’Afrique a exporté pour 43,1 milliards de dollars vers les États-Unis et a importé pour 30,6 milliards. En comparaison, le continent a exporté pour 11,5 milliards vers la Chine et a importé pour 164,1 milliards.
De même, en 2019, le tableau statistique synthétique de l’Union africaine évalue comme suit l’état du commerce africain :
« Pour la période concernée, la Chine reste de loin le principal partenaire commercial de l’Union africaine, avec 16% des exportations et 19% des importations en 2019. La valeur des biens importés de France, d’Allemagne et des États-Unis représente environ 6% chacun. Les principaux marchés de destination des produits de l’Union africaine après la Chine sont les États-Unis et la France, avec 7% chacun, et l’Inde, l’Italie et l’Espagne, avec 6% chacun. »15
À ces données concernant le commerce extra-africain, il faut ajouter celles concernant l’Afrique du Sud, un autre pays émergent entrant en concurrence avec les pays de l’Union européenne et les États-Unis. L’Afrique du Sud est ainsi le principal acteur du commerce intra-africain avec 31 % de ses exportations et 14 % de ses importations. Jadis « chasse gardée » des anciennes puissances coloniales, l’Afrique ne l’est plus sur le plan économique.
L’exigence de départ des troupes françaises du Mali, du Niger, du Burkina Faso, du Tchad et du Sénégal est un autre des changements notables récents. Pour le Niger, la même exigence a été imposée aux troupes états-uniennes. La signature d’accords de défense entre plusieurs de ces pays et la Russie est significative de l’ampleur du changement et de la fin du « partenariat » contraint avec les anciennes puissances coloniales.
Le recul économique des États-Unis en Asie est également remarquable. L’Asia Power Index, un indice élaboré par le Lowy Institute16 pour mesurer le pouvoir d’influence d’un État donne le classement suivant sur l’évolution du rapport des forces économique en Asie pour 202417 : 1) Chine avec un score de 98.1 points 2) USA avec 57.1 3) Japon avec 36.9.
L’initiative chinoise des nouvelles routes de la soie, lancée en 2013, constitue un vaste plan de construction d’infrastructures associé à de l’aide au développement. Elle a également contribué à changer la donne économique sur ce continent. Rappelons que ce projet compte 155 pays membres, dont la quasi-totalité des pays africains (à l’exception de l’Eswatini et asiatiques (à l’exception de l’Inde, du Japon, d’Israël et du Bhoutan).
Le même institut évalue comme suit l’évolution de la place respective des États-Unis dans le monde en 2023 :
« L’avance de la Chine sur les relations commerciales internationales par rapport aux États-Unis n’a fait que s’élargir depuis la dernière guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine de 2018-19. Environ 70 % des économies commercent plus avec la Chine qu’avec l’Amérique, et plus de la moitié de toutes les économies commercent aujourd’hui deux fois plus avec la Chine que les États-Unis […]. L’ascension rapide de la Chine en tant que superpuissance commerciale mondiale remonte à 2001, année de son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). À l’époque, plus de 80 % des économies avaient plus de commerce bilatéral avec l’Amérique qu’avec la Chine. En 2018, la dernière fois que nous avons fait cet exercice, ce chiffre était à un peu plus de 30% — avec 139 des 202 économies selon les données disponibles qui commercialisent plus avec la Chine qu’avec les États-Unis. Ce modèle a été maintenu avec les données les plus récentes, qui couvrent l’ensemble de l’année 2023 pour 205 économies. Environ 70 % du monde, soit 145 économies, commercent aujourd’hui plus avec la Chine qu’avec l’Amérique. La Chine était le principal partenaire commercial bilatéral pour 60 économies en 2023, soit près de deux fois plus que pour les États-Unis, qui était le plus grand partenaire commercial bilatéral pour 33 économies […]. En 2023, 112 économies ont échangé plus de deux fois plus avec la Chine qu’avec l’Amérique, contre 92 en 2018. »18
Malgré leur caractère fastidieux, il fallait fournir ces données pour que chacun prenne la mesure de l’ampleur des changements survenus depuis le début du siècle. C’est bien la structure du monde toute entière qui est bouleversée, comme le montre ce dernier chiffre : en 2001, date de son adhésion à l’OMC, le PIB chinois représentait 11 % du PIB états-unien. En 2019, il en représentait 66 %.
B) … à un changement qualitatif
Ce bouleversement du monde s’est déployé alors que la Chine, contrairement aux États-Unis, n’a été engagée dans aucun conflit militaire. L’ampleur de cette remise en cause de l’hégémonie États-unienne ne peut que déboucher, à terme, sur un changement qualitatif, à moins que la puissance hégémonique ne développe rapidement des contre-tendances puissantes.
La création des BRICS en 2009 est un des premiers indicateurs de cette transition vers une nouvelle ère géopolitique, après plus de deux décennies de mutations quantitatives. Créés en 2009 comme un forum informel regroupant quatre grands pays émergents aux régimes sociaux et aux choix d’alliances différents (Chine, Inde, Russie, Brésil), élargis en 2011 à l’Afrique du Sud et en 2023 à six nouveaux membres (Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Égypte, Éthiopie, Iran), renforcés en 2024 par la création d’un statut de partenariat privilégié (les BRICS +), ce regroupement se transforme au fil de ses sommets en porte-parole du « Sud global »19, en opposition d’une part aux inégalités de l’ordre international dominant et d’autre part à l’hégémonie états-unienne.
La diversité des BRICS+ est souvent interprétée comme le signe de l’inconsistance politique de ce regroupement. Il est évident en effet que la nature des régimes politiques, les choix antérieurs et parfois actuels d’alliances militaires, les politiques économiques, les orientations stratégiques, les idéologies revendiquées, etc. de ses pays membres, portent la marque de l’hétérogénéité, quand ce n’est pas celle de la contradiction. Cependant, c’est commettre une erreur idéaliste que de conclure de cette diversité et de ces contradictions une faiblesse de la dynamique des BRICS+, ou d’en conclure à son échec « inévitable ». Une approche matérialiste — prenant en compte les intérêts concrets des États membres du regroupement — conduit au contraire à y déceler la tentative la plus importante et la plus solide de remise en cause de l’hégémonie états-unienne (et plus largement occidentale) depuis la contre-révolution mondiale de la décennie 90.
C’est la raison pour laquelle, les BRICS+, comme aucun de ses pays membres, n’ont jamais défendu l’objectif d’un processus d’intégration des participants, ni élaboré de chartes détaillées limitant l’indépendance des pays membres. Ce qui unit ces pays membres, c’est le refus des règles internationales inégales, de l’ingérence extérieure, des sanctions économiques unilatérales, etc. En bref, le refus d’un système hégémonique.
Les BRICS+ reposent avant tout sur le constat d’intérêts économiques communs, débouchant peu à peu sur des initiatives économiques puis sur des revendications politiques communes. Avec toujours le souci de laisser à ses membres leur entière souveraineté en matière de régime politique et social et de relations internationales.
À ce titre, les BRICS+ s’inscrivent dans une histoire anti-hégémonique déjà ancienne des anciennes colonies et semi-colonies, celle de Bandung et des non-alignés. Soulignons d’ailleurs que lors de la conférence de Bandung en 195520, de nombreux politiciens occidentaux ont tenu le même discours : inconsistance et d’échec programmé de l’initiative. Elle fut pourtant dans les faits un véritable accélérateur du mouvement historique de décolonisation.
Regroupés sur la base de la défense de leurs intérêts matériels face à l’hégémonisme dominant, les pays membres furent logiquement amenés à aborder la question des institutions financières internationales, du FMI et de la banque mondiale.
La première initiative significative fut la création en 2015 d’une banque de développement (la Nouvelle Banque de Développement – NBD) dotée d’un capital initial de 50 milliards de dollars. Cette banque permet, à terme, de financer les projets économiques des membres sans recourir à la Banque mondiale, au FMI et à leurs « plans d’ajustement structurels ». Les sommes investies restent certes modestes et insuffisantes, mais une logique de financement anti-hégémonique est posée. De manière explicite, la NBD se pose comme une alternative au FMI et à ses conditions violant la souveraineté nationale des emprunteurs. À ce stade, il existe dorénavant deux systèmes, celui de Bretton Woods, dont la tendance est au déclin, et celui issu des BRICS+ qui, lui, est en phase ascendante.
Pour les mêmes raisons d’intérêts matériels communs, les BRICS+ ont logiquement été conduits à poser la question du système monétaire international inégal et de l’hégémonie du dollar.
Après avoir été longuement débattu, le projet d’une nouvelle monnaie internationale a été repoussé à une échéance plus longue. La complexité d’une telle innovation et les contradictions internes des pays membres sur les modalités de définition de cette monnaie ont conduit à ce choix pragmatique du report. Toutefois, ce choix indique la volonté de prendre le temps de l’unité pour ne pas mettre en danger les intérêts communs. La décision de privilégier dans un premier temps des transactions bilatérales dans leurs monnaies propres (accords entre la Russie et la Chine, l’Allemagne et l’Afrique du Sud, etc., par exemple), indique que le report du projet d’une monnaie internationale alternative ne signifie pas l’abandon de l’objectif de dédollarisation du monde économique international.
Ces premiers pas économiques communs ne pouvaient pas ne pas avoir d’effets sur le plan politique. Logiquement, les BRICS+ furent amenés à poser la question des Nations-Unies, de son fonctionnement, du caractère inégal de la composition du Conseil de sécurité, du double standard dans l’application des décisions de l’ONU, de la violation du droit international par les grandes puissances occidentales, etc. Le positionnement pour une ONU « pierre angulaire du système international », pour un « multilatéralisme inclusif », pour la « défense du droit international », etc., reflètent sur le plan politique international les progrès de la dynamique économique commune et des intérêts matériels qui la sous-tendent.
La déclaration de Johannesburg du 23 août 2023 explique ainsi :
« Nous réaffirmons notre attachement à un multilatéralisme inclusif et à la défense du droit international, y compris les buts et principes énoncés dans la Charte des Nations Unies (ONU) en tant que pierre angulaire indispensable, et le rôle central des Nations Unies dans un système international dans lequel les États souverains coopèrent pour maintenir la paix et la sécurité, promouvoir le développement durable, assurer la promotion et la protection de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, et promouvoir la coopération fondée sur l’esprit de solidarité, de respect mutuel, justice et égalité.
Nous exprimons notre préoccupation face au recours à des mesures coercitives unilatérales, qui sont incompatibles avec les principes de la Charte des Nations Unies et produisent des effets négatifs, notamment dans le monde en développement […]. Nous appelons à une plus grande représentation des marchés émergents et des pays en développement, dans les organisations internationales et les instances multilatérales dans lesquelles ils jouent un rôle important […].
Nous soutenons une réforme globale de l’ONU, y compris de son Conseil de sécurité, en vue de la rendre plus démocratique, représentative et efficiente, et d’accroître la représentation des pays en développement dans les membres du Conseil afin qu’il puisse répondre de manière adéquate aux défis mondiaux actuels et soutenir les aspirations légitimes des pays émergents et en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine […]. »21
Ainsi, en dépit des contradictions et des reculs conjoncturels, la dynamique d’émergence d’un monde multipolaire s’impose indéniablement. Certes, cette dynamique n’est pas un programme de rupture bolchévique, mais elle est objectivement, c’est-à-dire indépendamment même de la conscience de ceux qui la portent, non seulement anti-hégémonique, mais aussi anti-impérialiste. En s’opposant, même de manière inconstante et partielle, à l’impérialisme hégémonique, les BRICS participent de la lutte anti-impérialiste.
Il faut aussi évoquer dans ce contexte le projet de Nouvel ordre économique international adopté par l’ONU dans la foulée du Mouvement des États non-alignés et du Groupe des 77. Tombé dans un quasi-oubli après la disparition du camp socialiste, il a pu, sous l’influence de Cuba au sein du « Groupe des 77 et de la Chine », être relancé officiellement au niveau des Nations Unies en 2023. Ce projet vise à instaurer des règles plus justes pour le commerce international avec en particulier un prix plus conséquent pour les matières-premières.
4. La signification économique et politique de la (re)venue au pouvoir de Trump
Si le « déclin » de l’hégémonisme états-unien est désormais avéré, il est essentiel de ne pas l’absolutiser. Il est en effet à la fois relatif et réversible. Nous sommes en présence d’un processus inscrit dans le temps, qui doit être compris comme une trajectoire ou une tendance, et non comme une rupture brusque à une date donnée ou liée à un évènement unique et précis. Cette tendance est en outre loin d’être générale. La victoire de Trump signifie à la fois une prise de conscience de ce « déclin relatif » et une tentative sérieuse d’y répondre. Plutôt que de présenter Donald Trump comme un « fou » comme le font actuellement de nombreux politiciens et journalistes, il est au contraire nécessaire de comprendre les intérêts qu’il défend et la stratégie qu’il promeut.
A) La prise de conscience des États-Unis et les intérêts de classe qu’elle révèle
Les États-Unis maintiennent une assise stratégique sur les plans tant économique et politique que militaire. Ils disposent par exemple d’une relative indépendance énergétique, d’une monnaie qui servira encore dans le court et moyen terme de monnaie internationale, d’une avance dans certaines technologies de pointe (même si elle est en diminution), de l’armée la plus puissante du monde, etc.
De même, si de nombreux facteurs indiquent une baisse de l’hégémonie états-unienne depuis déjà plusieurs décennies, ce n’est que récemment qu’ils se sont accentués (en comparaison avec les concurrents internationaux) au point de devenir flagrants et d’apparaître dans des indicateurs économiques sérieux (PIB, PIB par habitant, taux de croissance, état de dégradation des infrastructures, etc.).
Enfin, plus d’une décennie a du s’écouler pour que cette dégradation progressive s’inscrive dans les consciences collectives et influence les données des rapports de forces politiques des États-Unis. La reprise du pouvoir par Donald Trump reflète cette prise de conscience nouvelle à la fois au sein de la classe dominante états-unienne et au sein des classes populaires. Du côté de la classe dominante, tous n’ont pas intérêt à la stratégie de Trump pour sauver l’hégémonie états-unienne. En découle un affrontement idéologique féroce qui apparaît dans les discours sur la « folie de Trump », sur son « fascisme » (comme si Biden et ses prédécesseurs étaient des « démocrates »), sur son « cynisme de commerçant » (comme si ses prédécesseurs n’avaient pas mené de multiples guerres mercantiles), etc.
Du côté des classes populaires, la prise de conscience est celle des impasses des politiques ultralibérales qui dominent depuis des décennies, avec leurs conséquences en termes de recherche du profit immédiat, de paupérisation massive, de désindustrialisation, etc. Que cette prise de conscience se traduise par une adhésion plus ou moins profonde à la « révolution conservatrice » que propose Trump plutôt que par une remise en cause du système capitaliste est une autre affaire. L’état d’organisation du mouvement ouvrier et l’absence d’organisations de classe suffisamment puissantes pour orienter la légitime colère populaire vers les véritables causes de la situation expliquent cette évolution.
Un des points essentiels de la stratégie intérieure de Donald Trump est la volonté de réindustrialiser les États-Unis et en particulier son secteur manufacturier.
Dès 2016, il s’exprime comme suit lors de la convention du parti républicain :
« J’ai rendu visite à des ouvriers qui ont perdu leur emploi, à des communautés brisées par nos accords de libre-échange horribles et injustes. Ce sont les hommes et les femmes oubliés de notre pays. Ceux qui travaillent dur, mais n’ont plus de voix. Je suis votre voix. »
Un simple regard sur les chiffres de la balance commerciale des biens et services états-unienne suffit à se rendre compte que Trump n’exagère pas les dégâts industriels des dernières décennies : équilibrée en 1992, elle atteint un déficit de 60 milliards de dollars en 2006 et de 85 milliards en 2024. Le secteur manufacturier, pour sa part, est passé de 12,5 % du PIB en 2007 à 10,3 % en 2024. Le discret conseiller économique de Trump, Stephen Miran, nommé à la tête du « Council of Economic Advisors » justifie ainsi la nécessité d’une hausse des tarifs douaniers pour le Mexique, le Canada, l’Union européenne, la Chine, etc. :
« Les tarifs douaniers et la politique monétaire visent tous deux à améliorer la compétitivité de l’industrie manufacturière américaine, et donc à accroître notre outil industriel et à répartir la demande globale et les emplois du reste du monde vers les États-Unis. Ces politiques ne sont pas susceptibles d’entraîner une relocalisation significative des industries à faible valeur ajoutée comme le textile, pour lesquelles d’autres pays – comme le Bangladesh – conserveront un avantage comparatif malgré des fluctuations importantes des taux de change ou des tarifs douaniers. Ces politiques peuvent toutefois contribuer à préserver l’avantage américain dans le secteur manufacturier à forte valeur ajoutée, à ralentir et à empêcher de nouvelles délocalisations et à accroître potentiellement le pouvoir de négociation permettant d’obtenir des accords avec d’autres pays pour ouvrir leurs marchés aux exportations américaines ou protéger les droits de propriété intellectuelle américains. »22
Un des défis majeurs auquel les États-Unis doivent faire face est la désindustrialisation et la liquidation du secteur manufacturier. Cela a aussi des conséquences dans les industries d’armement comme dans le celui de la santé. Cela s’est manifesté notamment pendant l’épidémie du COVID.
Les propos ci-dessous sont extraits d’un « guide » élaboré par Miran pour Donald Trump en novembre 2024. Il pose comme second fondement de la relance de la productivité manufacturière la politique monétaire, c’est-à-dire une politique volontariste visant à déprécier le dollar pour stimuler la compétitivité des exportations états-uniennes et réduire de façon significative le déficit commercial :
« Le profond mécontentement à l’égard de l’ordre économique actuel trouve ses racines dans la surévaluation persistante du dollar et dans des conditions commerciales asymétriques. Cette surévaluation rend les exportations américaines moins compétitives, les importations américaines moins chères et handicape l’industrie manufacturière américaine. L’emploi manufacturier diminue à mesure que les usines ferment. Les économies locales s’affaissent, de nombreuses familles de travailleurs ne sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins et deviennent dépendantes des aides gouvernementales ou des opioïdes ou déménagent vers des endroits plus prospères. Les infrastructures déclinent à mesure que les gouvernements ne les entretiennent plus, et les logements et les usines sont abandonnés. Les communautés sont délabrées. »23
On peut certes discuter de la pertinence de cette politique ou souligner les dangers de retours de bâton négatifs (hausse possible de l’inflation neutralisant l’effet de la baisse du dollar, mesures de rétorsion des pays visés par la hausse des tarifs douaniers), mais il serait malhonnête de la balayer comme étant inepte et irrationnelle. Il s’agit en fait de la première tentative sérieuse depuis des décennies de s’attaquer à la désindustrialisation. Désindustrialisation produite par les logiques ultralibérales de la mondialisation capitaliste dirigée par le capital financier.
Bien sûr, cette « révolution » est conservatrice, comme en témoignent les positions antérieures de Trump sur le droit du travail, le droit syndical et les privatisations des services publics. Concernant le premier aspect, Trump s’est montré extrêmement discret pendant sa campagne électorale. Nombreux cependant sont ses conseillers et fidèles à avoir participé à la rédaction de « Project 2025 », un document de 920 pages du think tank « Heritage Foundation », élaboré à partir des propositions d’une centaine d’organisations se définissant elles-mêmes comme conservatrices. Ce document, publié en avril 2023, se présente comme programmatique pour un second mandat de Trump. Il prévoit, pêle-mêle, de limiter le droit d’organisation, d’autoriser les États à interdire les syndicats, à abroger les lois sur les heures supplémentaires, à diminuer les protections en matière de santé, de sécurité, contre le travail des enfants, etc.24
La privatisation des services publics fait bien sûr partie des centaines de propositions de « Project 2025 ». Sans surprise, Trump annonce dès son arrivée au pouvoir son intention de privatiser le « service postal américain » (UPS). Il en est de même pour l’expulsion massive des sans-papiers qui occupe une large place dans « Project 2025 ». Que la révolution qu’envisage Trump soit conservatrice n’en diminue pas moins son caractère de rupture profonde avec le fonctionnement de l’impérialisme états-unien antérieur. C’est en réalité une tentative de redistribution des cartes au sein de la classe dominante états-unienne, en faveur des secteurs capitalistes ayant encore un pied dans l’industrie et au détriment du capital financier pur.
C’est ce qui explique les conflits de Trump avec une partie importante de « l’État profond ». Ce concept, bien entendu qualifié de « complotiste » par l’idéologie dominante, est incontournable pour comprendre l’État bourgeois et son fonctionnement. Il désigne l’ensemble des forces qui ont un pouvoir d’influence sur les décisions politiques : le complexe militaro-industriel, les agences diverses, les lobbies, les hauts fonctionnaires, etc. Loin d’être un complot ourdi en secret, il s’agit d’une organisation de l’État garantissant pour la fraction dominante de la classe dominante une stabilité de la politique menée au-delà des aléas des élections politiques. C’est la raison pour laquelle Lénine estimait que l’appareil d’État bourgeois ne devait pas seulement être conquis mais devait être détruit. La « révolution conservatrice » de Trump se heurte à cet État profond, et il est encore trop tôt pour prévoir l’issue de cette lutte qui a conduit à une extrême polarisation de la société américaine, dont les inégalités criantes, les distorsions, la violence et les divisions ont atteint un niveau de crise sans précédent.
B) La stratégie internationale de Donald Trump
La dimension nationale de la « révolution conservatrice » de Trump est indissociable de sa dimension internationale. C’est d’ailleurs la nécessité de se préparer à la guerre qu’invoque le conseiller économique de Trump pour justifier l’urgence d’une politique de réindustrialisation. Stephan Miran considère en effet que la désindustrialisation entraîne une diminution des ressources financières de l’État, devenues insuffisantes pour maintenir une armée à la hauteur des besoins. Il considère également que la capacité de production industrielle détermine la capacité à produire des armes et en conséquence la puissance militaire :
« Le problème est aggravé par l’inversion de la « fin de l’histoire » et le retour des menaces à la sécurité nationale. En l’absence de rivaux géopolitiques majeurs, les dirigeants américains pensaient pouvoir minimiser l’importance du déclin des installations industrielles. Mais la Chine et la Russie étant des menaces non seulement commerciales mais aussi sécuritaires, il est de nouveau nécessaire de disposer d’un secteur manufacturier robuste et bien diversifié. Si vous n’avez pas de chaînes d’approvisionnement pour produire des armes et des systèmes de défense, vous n’avez pas de sécurité nationale. Comme l’a déclaré le président Trump, « si vous n’avez pas d’acier, vous n’avez pas de pays. »25
Autrement dit, Stéphen Miran considère que la soif de profits maximum à court terme a conduit le capital financier états-unien, du moins sa fraction dominante, à sous-estimer le danger chinois et la préparation de la guerre qu’il nécessiterait. La même logique conduit Donald Trump à considérer comme nécessaire de faire cesser certains conflits pour mieux se concentrer sur celui qu’il pense central. La guerre en Ukraine, de ce point de vue, lui semble contre-productive dans la mesure où elle a renforcé l’isolement des USA d’un côté et consolider les BRICS+ et les liens Chine-Russie de l’autre.
De surcroit, l’hypothèse d’une « stratégie Kissinger à l’envers » n’est pas à éliminer. Rappelons que l’ancien secrétaire d’État a été l’artisan du rapprochement entre Pékin et Washington en 1972, dans l’objectif atteint d’affaiblir l’URSS et de la pousser à des concessions. La diplomatie dite « triangulaire » vise à diviser deux acteurs, ayant un intérêt objectif à s’unir, pour faire avancer sa propre puissance. Il résume ainsi son conseil au président Nixon :
« Au cours des 15 prochaines années, nous devons pencher du côté des Chinois contre les Russes. Nous devons jouer ce jeu d’équilibre des forces sans aucune émotion. Pour l’instant, nous avons besoin que les Chinois corrigent les Russes et les disciplinent. […] Notre préoccupation actuelle avec la Chine, à mon avis, Monsieur le Président, est de l’utiliser comme contrepoids à la Russie. »26
Le même Kissinger défend la même logique mais en l’inversant. Il s’oppose à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, cette fois-ci pour éviter le rapprochement de la Chine et de la Russie. Il considère qu’une Ukraine « neutre » est la seule voie pour s’opposer à un rapprochement entre la Chine et la Russie, qui serait un renforcement de Pékin, qu’il considère désormais, à l’instar de Trump, comme étant l’ennemi principal. Bien qu’il ait changé de point de vue en mai 2023 en défendant l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, Kissinger évaluait comme suit la situation jusqu’à cette date :
« Nous sommes au bord de la guerre avec la Russie et la Chine. Nous avons provoqué des problèmes sans avoir la moindre idée de la manière dont cela va se terminer ou où cela va nous mener. »27
Il est encore trop tôt pour déterminer si cette logique conduira à des dynamiques d’apaisement à d’autres endroits de la planète, comme avec l’Iran par exemple, où il faut prendre en compte l’influence du lobby sioniste. Ce qui est en revanche déjà certain, c’est que l’opposition à la Chine est l’axe central de la politique internationale de Trump. C’est elle qui est mise en avant dans le conflit avec le Panama, dont la conséquence est le retrait de ce dernier du projet chinois des nouvelles routes de la soie.
C’est également ce conflit qui est à l’origine des visées états-uniennes sur le Groenland et sa possible annexion par la force si nécessaire. L’enjeu est l’accès aux terres rares de ce pays afin de ne plus être dépendants de la Chine pour l’accès à ces minerais. Et c’est aussi l’exploitation des richesses de l’Arctique, en concurrence ou en coopération avec la Russie, ou encore de la politique agressive des USA envers le Mexique et le Canada qui vise à contraindre ces pays à garder les États-Unis comme principale origine de leurs importations. Ce qui, en fait, signifie la fin de l’ALENA. La riposte de la Chine aux restrictions commerciales états-uniennes par la limitation de l’exportation de ces minéraux vers les États-Unis à partir de 2023 a encore renforcé l’intérêt de Trump pour le Groenland. Justifiant ses menaces, Trump déclare explicitement sur le réseau social Truth Social :
« Pour des raisons de sécurité nationale et de liberté dans le monde, les États-Unis d’Amérique estiment que la propriété et le contrôle du Groenland sont une nécessité absolue. »28
C’est enfin la même logique qui conduit le président états-unien à appeler le Canada à devenir le 51ème État des USA, en le menaçant de sanctions économiques en cas de refus. Expliquant cette position de Trump, le 7 février 2025, l’ancien premier ministre Justin Trudeau explique :
« Je suggère que non seulement l’administration Trump sait combien de minéraux critiques nous possédons, mais que c’est peut-être même la raison pour laquelle elle continue de parler de nous absorber et de faire de nous le 51ème État. »29
Même le choix de supprimer la quasi-totalité de « l’aide humanitaire » états-unienne s’inscrit dans une logique de préparation à la guerre. L’objectif annoncé d’une économie de 60 milliards de dollars concerne non seulement le dégagement de fonds pour la hausse des budgets militaires, mais c’est aussi le signe d’un abandon du soft power et du choix de privilégier la menace directe, c’est-à-dire le hard power. La réduction des dépenses touche l’ensemble des organismes du soft power30. Sont concernés l’USAID (Agence américaine pour le développement international) et ses milliers de projets d’aide alimentaire, de prévention de la tuberculose ou du paludisme, le programme Pepfar consacré à la prévention du Sida. Est aussi concernée la NED (National Endowment for Democracy), principal financeur de milliers d’associations et collectifs servant à préparer des révolutions colorées sur l’ensemble des continents. L’USAID et la NED, aux côtés des services secrets US, participent directement à concrétiser les stratégies hégémoniques des États-Unis.
La logique de préparation de la guerre avec la Chine comprend, bien entendu, un volet militaire. Un des premiers décrets de Trump concerne la construction d’un bouclier de défense antimissile dit « Dôme de fer », pour rendre hommage à son homologue israélien (qui n’a toutefois pas brillé par son efficacité lors du récent conflit avec Gaza, le Liban et le Yémen). Le projet a été jugé suffisamment sérieux pour que la Russie réagisse officiellement par une déclaration de la porte-parole du ministre des affaires étrangères Maria Zakharova :
« Nous considérons qu’il s’agit là d’une nouvelle confirmation de l’intention des États-Unis de faire de l’espace une arène de confrontation armée et d’y déployer des armes […] Ce plan vise explicitement à dévaloriser les capacités de dissuasion stratégique de la Russie et de la Chine. […] En d’autres termes, ces approches américaines ne contribueront pas à réduire les tensions. »31
Le coût d’un tel projet est, bien entendu, faramineux. La décision de Trump a été prise avant même l’évaluation précise de ce coût. Le décret charge en effet le Secrétaire à la Défense de mener à bien les préparatifs dans un délai de deux mois. Compte-tenu de la porosité entre « armes défensives » et « armes offensives », un tel projet ne peut que relancer avec vigueur la course aux armements. Rappelons à ce sujet que le budget états-unien de la Défense est le plus important au monde, avec un montant de plus de 850 milliards de dollars, soit 12 % du budget national et 3% du PIB, et que les USA entretiennent près de 900 bases militaires à travers le monde, avec par exemple un véritable cordon sanitaire agressif autour de la Chine.
Il y a bien sûr des effets d’annonce, utilisés comme éléments de stratégie de négociation dans les propos et projets de Trump. Mais Trump envoie aussi un message en direction du complexe militaro-industriel, qui est un des acteurs les plus puissants et les plus riches de « l’État profond ». S’il est encore trop tôt pour savoir si Trump et son équipe auront les moyens de leurs ambitions, il est en revanche certain que nous sommes en présence de la tentative la plus ambitieuse depuis des décennies pour rétablir une hégémonie états-unienne durable, ce qui suppose, et ce prioritairement, de sauver le système capitaliste étasunien.
C) Un séisme pour l’Europe
La stratégie de Donald Trump en Ukraine met en lumière la marginalisation croissante de l’Union européenne dans les rapports de force mondiaux. La conversion totale à l’atlantisme32 depuis plusieurs décennies a largement fait reculer sa souveraineté et celle de ses pays membres. En cohérence avec son caractère « d’alliance impérialiste », c’est-à-dire « d’alliance entre brigands », l’atlantisme se fonde sur un rapport de vassalisation dominé par l’impérialisme le plus puissant.
La décision états-unienne de contourner les gouvernements européens et ukrainien et de s’adresser directement à Poutine est un rappel amer de cette place subalterne. Une véritable panique s’est donc emparée des capitales européennes, certains dirigeants politiques n’hésitant pas à parler de « nouveau Yalta », c’est-à dire d’un partage de l’Europe en zones d’influence entre Washington et Moscou. La panique de l’Union Européenne est d’autant plus grande que la stratégie de Trump signifie que le coût de la guerre en Ukraine sera entièrement supporté par cette dernière et par l’Union européenne La confrontation en préparation avec la Chine suppose des moyens tels qu’il faut faire largement payer les vassaux.
Concernant l’Ukraine, Trump a déjà annoncé une facture d’au minimum 500 milliards de dollars en paiement des armes fournies. Il propose de récupérer ces sommes par un accès gratuit aux minerais ukrainiens. Concernant l’Union européenne, l’objectif du Président états-unien n’est rien d’autre que de lui faire supporter une part essentielle des dépenses de l’OTAN. Il exige ainsi que les dépenses militaires des pays de l’Union européenne passent à 5% du PIB, menaçant de se retirer de l’OTAN en cas de refus. Une telle hausse serait inédite et lourdes de conséquences sociales. Rappelons en effet que ces dépenses constituent aujourd’hui 2% du PIB, soit 300 milliards d’euros en 2024, auxquels il faut ajouter les dépenses d’investissement évalués, à la même date, à 100 milliards d’euros. Ces dépenses militaires avait déjà connu en hausse impressionnante depuis le début de la guerre en Ukraine : +100 milliards d’euros pour les premières et +50 milliards pour les secondes33 par rapport à 2021. Cette hausse est la cause principale de l’accélération des politiques austéritaires de ces dernières années ainsi que de la fascisation grandissante de l’État, dont l’objectif est de les imposer coûte que coûte.
Bien entendu, les États-Unis n’ont nullement l’intention de quitter l’OTAN. Le chantage vise à faire payer la facture à l’Union européenne et, en particulier, de la contraindre à acheter des armements états-uniens, pour le plus grand profit de son complexe militaro-industriel. Les 5 % pourront ainsi être généreusement revus à la baisse (tout en maintenant une hausse importante) en échange d’une vassalisation militaire plus grande et, surtout, du sacrifice d’une partie des profits de l’industrie militaire européenne. Rappelons à cet égard que bien sûr Trump exige des autres ce qu’il refuse de s’appliquer à lui-même : seules 10% des dépenses militaires états-uniennes sont d’origine étrangère, alors que 44% des dépenses européennes sont d’origine états-unienne. Mais 44%, ce n’est pas assez pour le nouveau président…
A cet « impôt » nouveau sur l’industrie d’armement (et donc sur les profits de ce secteur-clef de la structure du capital européen) s’ajoute l’intention déjà évoquée de mettre la main sur les minerais stratégiques ukrainiens. Ainsi, la part du butin espéré de la guerre et de la reconstruction de l’Ukraine se réduit considérablement pour le capital européen.
L’ampleur de la note explique les paniques européennes actuelles et la multiplication des discours guerriers. La réaction majoritaire est un plan de réarmement inédit depuis la Seconde Guerre mondiale. Certains évoquent des hausses de centaines de milliards d’euros, d’autres la nécessité d’une économie de guerre, d’autres encore de réintroduire le service militaire. Il s’agit là d’un travail de conditionnement de l’opinion publique en vue de sacrifices inédits depuis la Seconde Guerre mondiale au nom de l’Union sacrée, comme en d’autres périodes tragiques de notre histoire.
Les baisses des dépenses dans les budgets sociaux et les attaques contre les travailleurs qui en découlent sont sans commune mesure avec celles que nous avons connus jusqu’à aujourd’hui. Elles devront être imposées par une répression considérablement accrue des contestations sociales, ainsi que par une remise en cause généralisée des droits démocratiques. Bref, la fascisation s’accélère, de même que la préparation d’une séquence fasciste, si nécessaire.
L’élection de Donald Trump est donc une réaction d’une partie du capital à la tendance de longue durée de déclin de l’hégémonie états-unienne. C’est la tentative la plus sérieuse d’y mettre fin depuis des décennies. Elle acte l’entrée dans une nouvelle séquence historique centrée sur la préparation de la guerre contre la Chine. Elle exprime une réorientation des stratégies états-uniennes dans le sens d’une tentative de distorsion de la relation Chine-Russie. Elle impose à l’Union européenne une facture inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, qui se traduira logiquement par une paupérisation massive également inédite. Et du coup, fort probablement, par une politique de plus en plus répressive vis-à-vis des classes travailleuses ainsi que par une politique de division de ces mêmes classes par tous les moyens, en particulier par le racisme et la mise en concurrence des travailleurs sous contrat CDI, des précaires et des chômeurs.
Conclusion
La destruction de l’URSS au début de la décennie 90 a plongé le monde dans une situation inédite depuis les débuts du capitalisme : celle d’un monde unipolaire avec une puissance impérialiste hégémonique sans aucun contrepoids significatif. Il s’en est suivi une multiplication des guerres de balkanisation pour inscrire dans le marbre cette hégémonie états-unienne. Une vassalisation accrue des autres puissances impérialistes et un parasitisme grandissant de l’économie états-unienne en a également découlé.
Progressivement, la réaction à cet ordre hégémonique mondial s’est amplifiée sous des formes multiples et non coordonnées, de la part de classes sociales très diverses et donc parfois contradictoires. Cela a débouché sur un changement qualitatif qui s’est concrétisé par l’affirmation des pays émergents via les BRICS+, des expériences nationales de rupture plus ou moins conséquentes avec l’ordre capitaliste, etc. Le rôle exemplaire de la résistance du peuple palestinien aux côtés des peuples de la région, en particulier au Liban, Syrie, Yémen, traduit un changement profond. Le large soutien de l’opinion internationale aux revendications légitimes du peuple palestinien, la condamnation universelle du génocide sioniste, les condamnations des dirigeants israéliens pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, ont conduit à isoler Israël à l’international et, du même coup, à affaiblir politiquement ses soutiens occidentaux, en particulier les États-Unis mais aussi les régimes arabes corrompus. La puissance hégémoniste états-unienne et ses alliés occidentaux sont, de ce fait, entrés dans un processus de déclin.
La guerre en Ukraine a révélé l’ampleur de ce déclin politique, économique, militaire et technologique, en même temps qu’elle l’a accéléré. Elle a en effet exacerbé l’ensemble des contradictions mondiales en favorisant un rapprochement Chine-Russie et en provoquant le refus d’obéissance de nombreux pays du Sud global, une accélération de la dynamique des BRICS+, un refus large des sanctions contre la Russie, une vassalisation encore accrue de l’Europe, etc.
Le recul momentané du mouvement ouvrier en général — et communiste en particulier — ne lui a pas permis d’influencer de manière significative cette vaste réaction anti-hégémonique, objectivement anti-impérialiste.
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump ouvre à son tour une nouvelle séquence historique. Une partie de la classe dominante de l’importance prend conscience de la crise de l’hégémonie états-unienne et, ce faisant, élabore une stratégie visant à y remédier par tous les moyens possibles, y compris la guerre généralisée et l’autoritarisme grandissant. Pour les fractions du capital que Trump représente, l’opposition à la Chine devient l’axe central de la stratégie de reconquête. L’élection de Donald Trump révèle ainsi un tournant historique dont les peuples du monde doivent prendre la véritable mesure. Il s’agit ni plus ni moins que d’une véritable (contre-) « révolution conservatrice » dont le but est de réarmer industriellement et militairement les États-Unis afin de contrecarrer la Chine et mettre fin au déclin de l’hégémonisme états-unien.
La rupture est telle que ces fractions du capital n’hésitent pas à remettre en cause les logiques et politiques libérales de ces dernières décennies. Dans un monde unipolaire, ces logiques de maximisation du profit à court terme pouvaient faire l’unanimité de la classe dominante, toutes les fractions du capital pouvant en bénéficier. Dans un monde marqué par le déclin de l’hégémonie états-unienne, elles apparaissent suicidaires pour une partie du capital.
Les choix stratégiques récents des États-Unis sont le reflet d’une crise historique du capitalisme, aujourd’hui portée à son point de rupture. Ils bousculent les alliances entre puissances impérialistes. La pression financière des États-Unis sur ses alliés en découle logiquement, dans le contexte de la préparation d’un conflit global avec la Chine.
S’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de ces changements énormes sur les contradictions entre puissances impérialistes, la panique qui s’est emparée des chancelleries européennes — mais également de la quasi-unanimité des partis politiques et des médias — souligne une nouvelle fois l’ampleur des changements en cours. Après avoir défendu un soutien militaire absolu à l’Ukraine, les pays européens et la quasi-totalité de leur classe politique, y compris de « gauche » (en France, du PS à la LFI en passant par le PCF et les Verts), se retrouvent désarçonnés devant les mutations de la stratégie états-unienne.
Quelle que soit l’évolution de ces contradictions (vassalisation accrue, tendance à la rupture, ou situation de nouvel équilibre), une certitude s’impose : les budgets militaires européens vont exploser, avec une ampleur inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela se traduira inévitablement par une paupérisation tout aussi inédite pour financer cette militarisation.
La classe dominante européenne et en particulier française est consciente des énormes risques d’explosion sociale qui se profilent. Elle s’y prépare par une accélération de la fascisation, une campagne idéologique de préparation à la guerre et la préparation active d’une séquence fasciste si nécessaire.
Nous entrons ainsi dans une période lourde de dangers et d’exacerbations de la lutte des classes. Dans ce contexte, il est plus qu’urgent que les travailleurs puissent de nouveau disposer des outils nécessaires à leurs luttes, à savoir un syndicat de lutte des classes et un parti communiste.
Il est tout aussi nécessaire de rebâtir un puissant mouvement de la paix sans lequel nous seront démunis face à la campagne de préparation de l’opinion à un consentement à la guerre.
Telles sont les questions posées et à résoudre par la situation nouvelle. Une nouvelle fois, les contradictions du capitalisme mènent l’humanité vers l’horreur. Face à celle-ci les peuples ne sont pas impuissants. L’histoire a démontré à plusieurs reprises qu’une mobilisation forte et unie est en mesure de changer totalement la donne. La construction d’un vaste et puissant mouvement de la paix est aujourd’hui une priorité pour arrêter la marche vers la guerre que prépare les Etats-Unis et leurs alliés dans le seul but de maintenir leurs profits.
Références
- Le keynésianisme est une politique économique visant à aider les capitalistes qui n’arrivent plus à écouler leurs marchandises. Elle consiste essentiellement à augmenter la demande de biens et marchandises par des commandes d’État (grands travaux par exemple) ou en redistribuant du pouvoir d’achat (allocations diverses). ↩︎
- Georges Clémenceau, Note du 26 octobre 1918, cité dans Chef d’escadron Lunet, L’Intervention française en Russie Méridionale en 1992, p. 18-1919, Revue historiques des Armée, n° 186, p. 56 ↩︎
- La vassalisation fait référence au système féodal. Ce rapport social décrit un système pyramidal dans lequel un seigneur (le suzerain) domine, en octroyant à des vassaux des fiefs qu’ils peuvent exploiter en lui reversant une part des biens produits. ↩︎
- Nadine Bonnefoi, L’entrée en guerre des États-Unis en 1917, Les Chemins de la mémoire, n° 168, 2007 ↩︎
- Un accord de clearing est un échange entre deux États sans utilisation de devises. Les deux États règlent leurs importations avec leurs exportations. ↩︎
- Devant la hausse des dépenses états-uniennes pour la guerre du Vietnam, de nombreux États commencent à douter des capacités de ce pays à garantir la stabilité du dollar. Ils décident donc de vendre les dollars qu’ils ont en réserve dans leurs banques centrales et d’exiger un paiement en or. Les États-Unis sont contraint d’accepter du fait des règles du système de Bretton Wood qui impose cette convertibilité du dollar en or. ↩︎
- En 1944, les réserves en or des États-Unis représentent 70 % des réserves mondiales, en 1971 elles n’en constituent plus que 24 %. ↩︎
- Gérard Dumenil, Mark Glick et José Rangel, La baisse de la rentabilité du capital américain, : Inventaire de recherches et mise en perspective historique, Revue de l’OFCE, n° 6, 1984, p. 71 ↩︎
- Le taux d’intérêt directeur est fixé par la banque centrale. Il fixe le taux avec lequel elle prête de l’argent aux banques commerciales qui en ont besoin. La baisse ou la hausse de ce taux d’intérêt est ensuite répercutée sur les prêts aux particuliers des banques commerciales. Lorsque le taux d’intérêt directeur augmente les conditions du crédit se durcissent et les obligations (bons du trésor par exemple) détenus par les autres États perdent de leur valeur. ↩︎
- Les eurodollars sont des dépôts à terme libellés en dollars déposés auprès d’une banque établie hors des États-Unis. ↩︎
- Les pétrodollars sont des dollars américains détenus par les pays exportateurs de pétrole. ↩︎
- Le Conseil d’assistance économique mutuelle [COMECON] est une organisation d’entraide économique entre les pays socialistes de l’Est de l’Europe, le Vietnam et Cuba qui a fonctionné de 1947 à 1991. ↩︎
- L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique [ALBA] est une organisation politique, visant à promouvoir l’intégration des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes sur la base des principes de solidarité, de complémentarité, de justice et de coopération. ↩︎
- « Échanges commerciaux entre l’U.E et la région Amérique Latine/Caraïbe : faits et chiffres », Fiche d’information du 14 mai 2008, Memo/08/303 ↩︎
- Union Africaine, Statistiques du commerce international africain, Annuaire 2020, août 2020, p.22 ↩︎
- Le Lowy Institute est un think tank australien se donnant pour mission d’évaluer les évolutions des rapports de forces entre puissances sur les plans diplomatique, militaire, culturel et économique. Il publie chaque année un classement des pays selon le critère du « pouvoir d’influence ». ↩︎
- Lowy Institute, Asia Power Index, index « relations économiques », édition 2024 ↩︎
- Roland Rajah et Ahmed Albayrak, China versus America on global trade, Lowy Institute, janvier 2025, p.4 et 8 ↩︎
- Selon la Commission des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), le Sud global comprend l’Afrique, l’Amérique latine et les Caraïbes, l’Asie (à l’exclusion d’Israël, du Japon et de la Corée du Sud) et l’Océanie (à l’exclusion de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande). ↩︎
- La Conférence de Bandung d’avril 1955 réunie 29 États africains et asiatiques nouvellement indépendants. Elle se prononce pour le soutien aux pays encore colonisés et pour un nouvel ordre international sans domination. Elle est considérées comme la naissance du « tiers-monde ». ↩︎
- Déclaration de Johannesburg II. Les BRICS et l’Afrique : Partenariat pour une croissance accélérée mutuelle, un développement durable et un multilatéralisme inclusif, Sandton, Gauteng (Afrique du Sud), 23 août 2023 ↩︎
- Stephen Miran, A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System, Hudson Bay Capital, novembre 2024, p. 11 ↩︎
- Ibid, p. 5 ↩︎
- Heritage Foundation, Mandate for leadership. The Conservative Promise, Paul Dans and Steven Groves, Washington, 2023, pp. 581-619 ↩︎
- Stephen Miran, A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System, op. cit., p. 5 ↩︎
- Kissinger, Nixon, 1972, « Conversation Between President Nixon and Henry Kissinger », 14 février, in U.S. Department of State, FRUS, 1969-1976, vol. I, Foundations of Foreign Policy, 1969-1972, p. 359-360 ↩︎
- Tunku Varadarajan, “Henry Kissinger Surveys the World as He Turns 100”, Wall Street Journal du 26 mai 2023 ↩︎
- Donald Trump, post du 22 décembre 2024 sur le réseau Truth Social ↩︎
- Justin Trudeau, intervention au sommet économique de Toronto, dans Sarah Ritchie et Sammy Hudes, Trudeau dit aux participants à un sommet que Trump est sérieux sur le 51e État, L’Actualité du 7 février 2025 ↩︎
- Le soft et le hard power sont deux moyens d’imposer les intérêts d’une puissance. Le hard power ou « puissance dure » s’impose par la force (sanctions économiques, interventions militaires, menaces, etc.) et le soft power sur des stratégies d’influences (industrie culturelle, aides, financement d’associations, « révolutions colorées », etc.). ↩︎
- Conférence de presse de Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Saransk, 31 janvier 2025, consultable sur le site du Ministère. ↩︎
- L’Atlantisme désigne le choix stratégique de confier la défense des pays européens aux Etats-Unis par le biais de l’OTAN. ↩︎
- Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Retour de Donald Trump à la Maison Blanche : le grand test pour l’industrie de défense européenne, 21 janvier 2025 ↩︎