Guillaume Suing
Réinstaller le matérialisme dans les luttes actuelles
L’intersectionnalité est un courant de la gauche étasunienne (puis de la gauche occidentale) qui considère, à raison, qu’il faut lutter contre toutes les formes de discrimination sans les opposer les unes aux autres, en les intégrant, au contraire, dans une lutte globale à vocation anticapitaliste. Depuis plusieurs décennies, ce courant est devenu dominant, en concurrence ou en association avec un marxisme considéré comme partiellement obsolète ou révisable.
Face à la radicalisation préfasciste du centre impérialiste en crise, ses activistes ont obtenu depuis quelques années des conquêtes sur le plan idéologique. Il faut reconnaître par exemple une avancée majeure de l’antiracisme politique pour armer l’actuelle lutte contre l’islamophobie (en France), naguère rejetée par toute la gauche (y compris communiste, jusqu’à un certain point1) au nom d’un principe universaliste décrétant l’unité a priori de la classe contre toute “section” la composant.
Partant du constat que l’impérialisme étasunien marche sur deux jambes, l’exploitation du prolétariat et la discrimination raciale, le courant intersectionnel est passé d’une analyse combinée du racisme et du sexisme, au mouvement “ Woke ” actuel, élargi dans ses luttes, sur la base d’une “ déconstruction ” postmoderne des multiples discriminations opérées ou entretenues par le système.
Cet éclectisme revendiqué n’accepte le marxisme, au mieux, que comme un ingrédient parmi d’autres. Le marxisme-léninisme “totalitaire” ne saurait être en effet selon eux la martingale de toutes les problématiques posées par le système, désormais trop “complexe” et inintelligible.
En réalité, il est profondément enraciné dans la culture occidentale, comme le double inversé d’un marxisme ouest-européen scientiste, positiviste, trop “universaliste” pour assumer jusqu’au bout la cause anticoloniale par exemple. En ce sens, partant de précurseurs critiques comme l’écosocialiste Walter Benjamin, le marxiste universitaire Louis Althusser ou encore le trotskiste Daniel Bensaïd (et beaucoup d’autres européens), le postmodernisme intersectionnel reste une déformation locale du marxisme guidée par l’antisoviétisme.
Une contradiction limitée à la gauche occidentale
Comme doubles inversés du guesdisme2 (lui aussi antisoviétique essentiellement par chauvinisme), l’intersectionnalité et la French Theory sont encore de purs produits de l’occident. Lénine en critiquait déjà les pionniers relativistes européens à son époque3.
Or il faut lever le malentendu. Ce courant guesdiste, blessé depuis la révolution russe de 1917 dans son orgueil national (Révolution française, Commune de Paris, Front Populaire, CNR), n’a jamais considéré l’URSS comme occidentale, et du reste celle-ci ne l’était pas, ou au moins l’était très incomplètement. En somme, le guesdisme accepte l’allemand Marx, mais rechigne à tolérer le russe Lénine.
Symptôme du guesdisme comme du postmodernisme intersectionnel, l’antisoviétisme fonde en somme leur parenté occidentale de ce point de vue.
Si la tendance occidentale désormais dominante cherche à renouer avec les vieilles recettes consistant à marier le marxisme aux “affects”, à la psychanalyse, à l’anarchisme autogestionnaire, aux studies, à l’écologie politique, le guesdisme orthodoxe quant à lui, prend par contraste des formes moins antisoviétiques qu’avant (maintenant que l’URSS n’existe plus) mais accentue ses vieilles tendances laïcardes4 et “civilisatrices”5. A son extrémité on trouvera l’opposition bien connue “social/sociétal” (tout ce qui est “sociétal” serait par définition antisocial), la négation complotiste des impacts du dérèglement climatique (voire du dérèglement climatique lui-même), un ouvriérisme viriliste (caricature exogène typiquement petite bourgeoise). On connaît même, disons-le, au-delà de ces extrémités et dans le contexte d’une fascisation générale du paysage politique, des passages ponctuels mais bien réels du simple guesdisme au doriotisme assumé.
Combattre le guesdisme est légitime au sein du mouvement progressiste. Mais les formes de cette lutte oscillent entre matérialisme et tentation moraliste (intersectionnel) : faut-il à cette fin restaurer ou réviser le marxisme ?
Cette question s’est déjà posée au siècle dernier, et le réflexe “orthodoxe” n’a pas été la meilleure posture contre le révisionnisme. A l’époque du repartage du monde impérialiste, il s’agissait de réviser Marx (origine du réformisme social-démocrate) ou de le restaurer (en le développant et en le complétant, avec Lénine). Pour lutter contre le révisionnisme, la passivité “orthodoxe” a été funeste (guesdisme) tandis que la restauration ne fut pas occidentale mais russe.
L’éclectisme actuel, de son côté, met en avant les affects, les identités chez les activistes intersectionnels, la morale (contre un système capitaliste amoral) chez les écosocialistes. Ces approches sont idéalistes, plaçant les idées avant la matière. L’approche matérialiste, c’est-à-dire marxiste, consiste au contraire à évaluer les actes, les faits, les résultats, avant d’interpréter la conscience qu’en ont les acteurs. Il ne s’agit pas d’éluder les affects, qui sont indissociables de la lutte, mais de considérer avant tout ce qui peut faire avancer concrètement cette dernière.
Restaurer l’approche matérialiste, pour vaincre
On perçoit assez clairement la différence entre les deux approches matérialisye et idéaliste, par exemple, dans la lutte contre le sionisme génocidaire, hors de la Palestine occupée. Une tendance, idéaliste, consiste à tout miser sur la reconnaissance du Droit international, sur la stricte qualification des actes de l’entité sioniste. Une autre, plus matérialiste, consiste à développer la campagne de boycott économique BDS pour saper son système, bloquer les ports convoyant leurs armes, etc.
L’approche matérialiste ne consiste pas à nier les problèmes émergents de la crise du capitalisme, comme se plaît à le faire la tendance guesdiste par économisme : elle consiste au contraire à donner à ces causes, quand elles sont justes et vectorisées par la lutte de classe, une profondeur revendicative et un sens stratégique permettant la convergence. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’opposer les deux tactiques, mais l’une sans l’autre s’apparente aux manifestations sans grèves dans le mouvement syndical.
Il y a dans la tendance guesdiste à l’exégèse des textes de Marx un éloignement similaire vis-à-vis du matérialisme. Si les références aux textes restent utiles, réduire toute réponse aux nouvelles questions posées par la crise du capitalisme à des citations datant parfois de plus d’un siècle confine souvent au religieux. Non pas que ces citations soient fausses d’ailleurs, la plupart gardent une grande pertinence. Mais penser que Marx et Engels aient pu anticiper toutes les évolutions de la lutte de classe pour les siècles à venir relève de la prophétie et, en ce sens, reste idéaliste.
Il y a même dans cette obsession de l’exégèse une attitude défensive et donneuse de leçons qui prédit déjà la défaite idéologique. Marx et Engels ont écrit bien des choses sur la protection de l’environnement dégradé par le capital. Ils en ont écrit d’autres sur la domination masculine ou les conséquences du colonialisme et du racisme. Mais on fait souvent usage de ces citations pour démontrer que les problématiques de l’intersectionnalité sont “réglées depuis longtemps” et que la littérature marxiste a déjà tout prophétisé, sans adjuvant idéologique. Ce qui n’est pas exact, sauf à croire que l’œuvre de Lénine fut elle-même superflue.
Proposons un dépassement à la contradiction occidentale Intersectionnalité/Guesdisme : la véritable restauration matérialiste ne peut se limiter à l’étude du cas continental. Elle viserait plutôt à mettre à l’étude les expériences concrètes de construction du socialisme dans le monde. Leurs limites bien sûr, mais surtout leur caractère pionnier sur les fronts du féminisme, de l’antiracisme, de l’écologie réelle, en URSS mais aussi sur d’autres continents : Asie du Sud-Est, Afrique, Amérique latine.
Les multiples expériences du socialisme hors du centre impérialiste offrent matière à réflexion et axes stratégiques. Pas seulement pour convaincre de l’importance du marxisme en acte, mais aussi et surtout pour préparer, étayer, tester les stratégies de lutte que proposent les militants actuels. Vaincre suppose de s’inscrire dans le cadre d’une expérience, dont on a tiré toutes les conséquences. Du passé ne faisons plus table rase en somme…
L’approche matérialiste ne vise pas à convaincre de l’inanité des nouvelles causes, mais au contraire à porter ces causes le plus loin possible parce qu’elles convergent objectivement (quelque soient leurs formulations théoriques).
Quand Marx prétendait que Hegel marchait sur la tête, avec sa dialectique idéaliste, et qu’il s’agissait de le “remettre sur ses pieds”, il ne prétendait pas que les causes défendues par les “jeunes hégéliens” étaient hors sujet ou réactionnaires. Il affirmait au contraire que pour mieux transformer le monde, il fallait au préalable le connaître, scientifiquement.
Et c’est justement avec la science en général que l’intersectionnalité a un problème épistémologique. Toute l’histoire du postmodernisme a été celle d’un rejet (en partie justifié d’ailleurs) du positivisme scientiste émanant du rationalisme des “Lumières”. Et ce rejet s’est traduit concrètement par la dénonciation, contemporaine des révolutions techniques du siècle dernier, d’une science réduite à sa fonction d’appareil d’Etat. Préparant les thèses intersectionnelles, les intellectuels marxistes occidentaux sont passés progressivement à cette époque du rationalisme scientiste à connotations anticléricales à un relativisme propre aux sciences sociales voire aux spéculations littéraires, points de départ du post-structuralisme puis du post-modernisme.
La socialisme scientifique, aujourd’hui plus que jamais
Cette trajectoire anti-progrès n’a pas concerné, c’est le moins qu’on puisse dire, les expériences de construction du socialisme hors d’occident. D’un côté les militants occidentaux en lutte contre leurs propres bourgeoisies ciblaient leurs critiques contre une science aux mains de l’ennemi de classe. De l’autre, les résistants anti impérialistes de l’Est et du Sud ajoutaient avec enthousiasme la recherche scientifique et technique à leur arsenal, pour construire, et non déconstruire.
C’est au fond le même antisoviétisme qui invite d’un côté les activistes intersectionnels à défier la science comme si elle était consubstantielle à l’impérialisme occidental, et de l’autre les guesdistes à préférer la citationnite à l’étude sérieuse des expériences pionnières du socialisme non occidental.
Ce n’est pas sans raison qu’on trouve tant d’ingénieurs du Sud dans les centres de recherche occidentaux, et si peu de jeunes occidentaux, de plus en plus défiants vis-à-vis des disciplines scientifiques. Ce n’est pas sans raison que l’Union Soviétique, en physique, en mathématique, en biologie, en psychologie, en aérospatial, fut souvent pionnière, face à un occident totalement paniqué et suiviste. Ce n’est pas sans raison que l’occident, auto-sabotant ses programmes de recherche faute de financement, se trouve de nouveau en panique face au bond en avant technologique chinois.
Quelques rappels s’imposent.
Antiracisme : la construction de l’URSS sur les ruines du tsarisme grand-russe, s’est fondé sur la multiplication des langues, des cultures et des peuples garantie par l’Union, au point que ce fut bien un géorgien “basané”, et non un russe, qui dirigea le camp socialiste pendant des années (avant que la politique soviétique des nationalités ne se dégrade après guerre). Cet Etat, ne l’oublions pas, fut le premier et le seul à constitutionnaliser l’interdiction de l’antisémitisme par exemple, fléau raciste de l’époque en occident. C’est la même obsession antiraciste et anti tribale qui permit au Vietminh de vaincre l’impérialisme notamment par une défense de la diversité des peuples locaux, contre leur instrumentalisation par l’occupant.
Anticolonialisme : c’est un principe central dès la fondation du Komintern. La victoire fondatrice que cette lutte a enregistrée en 1954 à Dien Bien Phu, fut le fait d’une force communiste assumée, entraînant et inspirant les indépendances sur les autres continents. Combien de fronts de libération dans les semi-colonies actuelles sont encore dirigés par les forces communistes ?
Féminisme : c’est en URSS que les femmes ont eu les premières le droit de vote, le droit de se présenter aux élections, l’égalité salariale stricte, la parité dans les instances politiques, des congés maternité d’un an payés 100% avec sécurité de l’emploi, le droit (constitutionnel) à l’IVG, des décennies avant les femmes occidentales. Le même mouvement s’est opéré partout où le socialisme s’est construit ailleurs.
Ecologie : l’URSS a mis en avant les principes de l’agriculture extensive fondée sur l’agrobiologie dès les années trente, et réalisé dans les années 40-50 le plus grand plan de permaculture sans intrants de l’histoire agricole du monde. Dans son sillage, on doit également remarquer les succès indiscutables de Cuba socialiste en matière d’agriculture urbaine biologique et de restriction des pesticides. En parallèle, les zapovedniki soviétiques ont été les formes les plus novatrices de lutte pour la biodiversité, et dans leur sillage, la Chine Populaire et Cuba se démarquent encore aujourd’hui des procrastinateurs professionnels occidentaux. Ajoutons enfin, avec la grande muraille verte, la ligne rouge écologique et le leadership mondial sur toutes les énergies renouvelables, les indiscutables succès du plan dit “de civilisation écologique” en Chine Populaire.
Intersectionnalité ou exaptation ?
Deux questions se posent alors aux activistes intersectionnels comme aux guesdistes : 1) Pourquoi ces succès sont-ils si méconnus chez nous ? 2) Comment ont-ils été possibles hors d’occident, sans intelligentsia post-moderne jouant le rôle d’état major sur les sujets concernés ?
Pour la première question, on peut suggérer qu’au-delà même de l’antisoviétisme, c’est bien l’occidentalo-centrisme qui guide la réflexion politique des intéressés, avec ses angles morts.
La réponse à la seconde question peut sembler élémentaire : La matière précède les idées et non l’inverse. C’est la loi fondamentale du matérialisme. Mais il faut sans doute recourir à quelques innovations théoriques pour étayer ce constat du caractère pionnier du socialisme sur des fronts qui ne sont qu’indirectement liés à la lutte de classe. En particulier, on sait que le socialisme n’exige pas en soi les avancées mentionnées et qu’à l’inverse ces avancées peuvent advenir (jusqu’à un certain point) sans une once de socialisme. Il y a eu concernant la cause de l’égalité, le traitement des nationalités soviétiques, la protection de l’environnement, des avancées et des reculs. L’URSS post-khrouchtchévienne en particulier, a été marquée par des reculs significatifs concernant l’agrochimie, l’extractivisme, l’effondrement de la biodiversité6, le nationalisme grand-russe. La Chine Populaire ou Cuba avant la période spéciale, plus ou moins alignés sur cette évolution soviétique, n’ont pas immédiatement montré leur supériorité sur ces sujets (bien qu’ils soient aujourd’hui indiscutables).
Le caractère pionnier du socialisme sur les causes évoquées est plus lié au mode de sa construction qu’à sa perspective théorique (le communisme). C’est en effet dans le contexte de sa lutte contre l’encerclement impérialiste que la protection de l’environnement et des richesses naturelles locales prennent un caractère central lié à la souveraineté nationale. Les caractéristiques socialistes de la propriété des moyens de production rendent simplement plus efficace cette protection. Même remarque pour la libération des femmes : la nécessité de forger une réelle unité combattive et opérationnelle du prolétariat impose l’égalité hommes femmes, mais c’est aussi sous le socialisme que cette égalité peut être réalisée, sans patronat. Même remarque encore pour l’antiracisme.
Le socialisme est donc ici à la fois la condition et la motivation des avancées dont nous parlons. Et ce n’est pas sans raisons que l’URSS post-khrouchtchévienne enregistrait des reculs en même temps qu’augmentait sa dépendance vis-à-vis du “marché mondial” dominé par l’impérialisme. Il y a dans la théorie marxiste cette approche amorale qui pose qu’en résolvant son oppression vis-à-vis de la bourgeoisie pour ses intérêts propres, la classe ouvrière libère du même coup et sans forcément en avoir conscience a priori7, l’ensemble du peuple. Il en est de même pour la résolution des contraintes maternelles par des dispositions sociales (et non par leur négation idéaliste), qui permit en URSS de réaliser l’égalité concrète entre les femmes et les hommes, puis de réduire dans tous les domaines la domination masculine, et ce pour toutes les femmes, y compris celles qui n’ont pas d’enfants. En somme, ces avancées peuvent être réalisées de façon d’abord collatérale par la lutte de classe “pure et dure”, par une sorte d’exaptation8, pour reprendre un concept bien connu des darwiniens.
Une fois la conquête amorcée, les reculs deviennent mécaniquement de plus en plus difficiles. Cuba a très exactement mesuré, chemin faisant, l’intérêt pour sa souveraineté alimentaire d’une polyculture protégeant les sols, contre le modèle de monoculture intensive qui prévalait avant. Les reculs dans l’égalité hommes femmes n’ont pas été simples au moment de la restauration capitaliste à l’Est. On sait par exemple à quel point les femmes polonaises se sont mobilisées (vainement hélas) en 1990 contre la restauration et la constitutionnalisation de l’interdiction de l’IVG par Solidarnosc. Nous restons ici sur une approche matérialiste où les affects et la morale restent à l’arrière-front. En revanche, c’est bien par ces affects manipulables que des dynamiques centrifuges ont accompagné la restauration capitaliste en URSS, en Yougoslavie, dans tous les États plurinationaux que l’impérialisme cherche à balkaniser.
Une tradition internationaliste authentique en occident
Une critique franche du guesdisme n’exclut pas, heureusement, l’intérêt qu’on doit porter à l’histoire internationaliste, anticoloniale et antiraciste du mouvement ouvrier français par exemple. Il est évident que la Révolution française, dans sa dimension populaire et jacobine, a impulsé le “droit du sol”, la citoyenneté aux Juifs, la solidarité avec les révoltes d’esclaves et l’abolitionnisme. Cette tradition s’est perpétuée, malgré le guesdisme, dans tout ce qui a fait la grandeur de la classe ouvrière française dans les siècles suivants : internationalisme des Communards dont nombre de députés et de combattants étaient étrangers, anticolonialisme du mouvement ouvrier, solidarité avec les combattants du Rif, du FLN, du VietMinh, antifascisme avec le Front Populaire, la résistance antinazie, antinationalisme avec la lutte contre la guerre interimpérialiste de 1914 et le rattachement du parti de la classe ouvrière à l’internationale communiste en 1920 sur les ruines des nationalismes européens.
Cette histoire est bien réelle et doit servir d’appui à notre analyse de la lutte des classes actuelles et ses enjeux. A condition que ces faits d’armes ne servent pas un “métachauvinisme” affirmant que la France serait le phare de l’anticolonialisme et de l’internationalisme dans le monde.
Face au guesdisme, a toujours existé une forme de jauressisme. D’une certaine façon, il subsiste encore dans la France d’aujourd’hui des forces progressistes dénuées de guesdisme et profondément engagées dans la lutte contre l’islamophobie par exemple.
Cependant cette tradition, relativement coupée des conditions historiques qui l’ont fait naître, doit retrouver un substrat objectif, sans lequel il restera dans les affects et la tradition. Le “métachauvinisme” traverse le féminisme bourgeois qui pense que la condition actuelle des femmes occidentales lui doit tout (ce qui est faux) et l’écologie bourgeoise qui pense que le socialisme est consubstantiellement productiviste et pollueur (ce qui est également faux) et que l’écologie est née en occident. Sur ces deux fronts, il faut rappeler que d’une part la condition des femmes s’est avant tout relevée avec la révolution bourgeoise anti féodale (freinée ailleurs par l’impérialisme occidental), d’autre part l’Europe sera le dernier continent à subir les dégâts du dérèglement climatique.
En revanche, la large part de l’immigration dans le prolétariat français et la longue évolution de l’impérialisme occidental et français, vers le fascisme, sont les conditions objectives d’une lutte nécessaire et générale contre le racisme. Le substratum de cette lutte est évident : le fascisme s’attaque d’abord à un “ennemi de l’intérieur” en même temps qu’il écrasera toutes les conquêtes sociales antérieures de la classe ouvrière blanche, et décuplera l’exploitation de la bourgeoisie y compris sur la fraction raciste et chauvine du prolétariat elle-même.
Il est clair, désormais, que l’évolution de la classe en soi vers une classe pour soi, au sens révolutionnaire de Marx et Engels, passe, entre autres, par cette lutte antiraciste et antifasciste, qu’il serait particulièrement mortifère pour les communistes de mépriser comme “intersectionnelle”.
C’est en ce sens que les communistes se doivent de mettre à l’étude les acquis du socialisme non occidental, plus riche en expériences pionniéres, pour refonder cette nécessaire classe pour soi. De leur côté, les militants intersectionnels sincères ont tout autant à apprendre de ces expériences pour consolider des luttes dont les théories provisoires convergeront par la force des choses en même temps qu’elles, vers une restauration marxiste. En particulier, malgré leur porosité à la diabolisation impérialiste antichinoise, anticubaine, etc., il leur faudra s’ouvrir réellement au monde pour avancer. “Pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire” disait Lénine, nous donnant à tous une leçon fondamentale de dialectique.
Notes
- Il faut remarquer le caractère pionnier de la Coordination Communiste 59 et de Rouges Vifs 13 par exemple (aujourd’hui intégrés dans l’URC, Union pour la Reconstruction Communiste), qui ont lutté contre la loi islamophobe sur le “foulard” de 2004 et poursuivi cette lutte jusqu’aujourd’hui comme élément majeur d’unité du prolétariat en France, contre des tendances chauvines profondes et contre la fascisation. ↩︎
- Avant le Congrès de Tours en 1920, Jules Guesde a incarné une tendance du mouvement ouvrier français relativement indifférente aux questions internationales (cf. sa position pro-guerre en 14 dans une union sacrée avec la bourgeoisie nationale), aux questions raciales (cf. sa position dans l’affaire Dreyfus et son indifférence vis à vis de l’antisémitisme de l’époque), et une approche strictement “économiste” (pour reprendre le reproche de Lénine) des luttes menées, contre Jaurès et d’autres. Cette tendance existe toujours au sein du mouvement communiste français, sous une forme souvent inconsciente. On remarquera, sans le développer spécialement dans cet article, que le trotskisme lui-même, plus tardif, compte parmi les principales formations euro-centrées actuelles, continuatrices de ce guesdisme. La théorie de la “révolution permanente” provient d’ailleurs, rappelons-le, d’une conviction selon laquelle un pays oriental, à la classe ouvrière insuffisamment développée,ne saurait construire le socialisme avant les pays européens eux-mêmes, avant garde autoproclamée. L’économisme étriqué de la plupart des formations trotskistes actuelles (très rarement représentées hors d’occident d’ailleurs) poursuit cette conviction jusqu’à être favorable à l’Union européenne, c’est-à-dire à un renforcement de l’impérialisme UE-EU. ↩︎
- V.I. Lenine : Materialisme et empiriocriticisme. ↩︎
- Laïcard ne signifie pas défendre la laïcité mais la dévoyer dans une forme conceptuellement acceptable d’anticléricalisme (polarisée contre les juifs au vingtième siècle ou contre les musulmans aujourd’hui). ↩︎
- Considérer l’immigration comme un “problème”, imposer l’intégration ou l’assimilation contre l’entrisme d’un ennemi intérieur divisant la classe, défendre un républicanisme athée comme antidote pour l’unité de la classe ouvrière “civilisée” par les “Lumières”, considérer le bloc bourgeois au pouvoir comme déjà fasciste tandis que “l’extrême droite” serait une tendance de la classe ouvrière, à reconquérir : tels sont les quelques marqueurs du guesdisme actuel. ↩︎
- Ces reculs sont essentiellement liés au suivisme du développement étasunien que l’URSS khrouchtchévienne prétendait battre sur son terrain. Voir sur ces sujets G. Suing : Fuir le progrès ?, 2025, éditions Delga. ↩︎
- La classe pour soi émerge de la lutte de classe et non l’inverse, pour le matérialisme. ↩︎
- Une fonction peut évoluer avec l’organe en biologie, comme l’endosquelette d’abord stock de calcium puis base de la locomotion terrestre, ou comme le plumage d’abord thermorégulateur puis base du vol chez les oiseaux. Cette adaptation non téléologique donne une base matérialiste à l’évolution sans positivisme lamarckien (qui donnait à chaque organe une fonction prédéterminée, “préméditée”). Ce nouveau concept, l’exaptation, forgé par l’évolutionniste marxiste Stephen Jay Gould, fonctionne plutôt bien au-delà de l’histoire de la vie, dans ce qu’on appelle le matérialisme historique. ↩︎